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lundi 15 juin 2020

L'introduction du concept de praxis, chez Marx - Matériaux pour une émission (28)

L'introduction du concept de praxis, chez Marx

Matériaux pour une émission (28)

La praxis est bien le concept par quoi Marx pense l'être de l'homme, mais elle ne saurait être alors une formule plus raffinée pour dire l'existence humaine. Ce qui, à cet égard, risque d'égarer, c'est que l'on a tendance, sous l'influence de préjugés métaphysiques mal critiqués, à concevoir la praxis en termes d'activité intentionnelle émanant de la subjectivité consciente de soi; elle devient alors une catégorie anthropologique, empruntée à l'ancienne métaphysique du « sujet » qui définissait l'homme par la conscience de soi, la représentation et le vouloir, même si maintenant le maniement de notions plus sophistiquées, telles que l' « intentionnalité », la négativité du cogito préréflexif, et autres, donne l'illusion d'une transformation capitale. Quand cessera-t-on de confondre Marx et Feuerbach ?

En réalité, l'introduction du concept de praxis, chez Marx, fait exploser toute cette métaphysique de la subjectivité. Elle oblige à fonder le sens sur des processus qui s'exercent en deçà de la représentation, des visées intentionnelles, et des projets néantisants, bref en deçà des opérations de la conscience de soi. Justement parce que la praxis ne s'identifie pas à l'intentionnalité de l'existence humaine, il faut dire de la praxis qu'elle produit l'homme autant qu'elle est le mode de l'autoproduction de l'homme lui-même. De sorte que la praxis est moins ce que fait l'homme et le comment de ce faire, que ce qui fait l'homme se faisant. La praxis est l'être en tant qu'il produit l'homme producteur.

Les déficiences des commentaires éthico-anthropologiques - ou existentialistes – devaient inévitablement susciter la riposte des doctrinaires de la scientificité, pressés, eux, d'expulser du marxisme, à la faveur d'une critique de l'humanisme moralisant, la problématique de l'homme. Or celle-ci, loin d'être éliminée par la critique de l'idéalisme humaniste, est tout à l'inverse relancée grâce à cette critique, qui a donc ici valeur de catharsis spéculative. Que la praxis pointe vers cette expérience originaire où l'être se manifeste comme vie et production, cela n'empêche pas que le phénomène de la production reste indissociable, chez Marx, de l'appropriation par l'homme de sa vérité dans la prise de conscience de ses projets révolutionnaires. Appropriation qui suppose que l'homme soit autre chose que l'un des effets d'une combinatoire de structures! Aussi la même pensée qui, chez Marx, conduit à définir l'être comme vie, comme praxis, devient exhortation adressée aux hommes pour qu'ils règlent sur la conscience la praxis qui ordonnera le monde désaliéné : « Le communisme, explique Marx, se distingue de tous les mouvements qui l'ont précédé jusqu'ici en ce qu'il bouleverse la base de tous les rapports de production et d'échange antérieurs et que, pour la première fois, il traite consciencieusement (mit Bewusstsein) toutes les conditions préalables comme des créations des hommes qui nous ont précédés jusqu'ici, qu'il dépouille celles-ci de leur caractère naturel et les soumet à la puissance des individus unis » (Idéologie allemande). Le but n'est donc nullement de disqualifier la revendication valorielle impliquée dans la réflexion sur la destination de l'homme en tant qu'il est engagé dans la praxis sociale; il s'agit au contraire de comprendre que l'homme est en train de s'inventer dans l'historicité de la praxis où il se dépasse, en opposition avec tout a priorisme essentialiste et toute normativité moralisante.


In Jean Granier, Penser la praxis, Paris, PUF, « Philosophie d'aujourd'hui », 1980. p.136-137


Note.

Titre Vosstanie.

Ceci est l'avant-dernier texte de notre sélection sur la Conscience de classe (Cdc).
Cette sélection alimente la redaction d'une brochure à paraitre l'année prochaine.



lundi 28 janvier 2019

Archive contemporaine du spectacle de l’avant-garde

Archive contemporaine du spectacle 
de l’avant-garde.



D’une certaine manière les archives militantes font écho ou produisent de l'écho, c’est-à-dire qu’elles génèrent comme forme de retour des discours réfléchies par une discontinuité rencontrée dans le médium de propagande, une confirmation ou une reformulation de discours. Surtout pour ceux qui s’engagent ou tentent de s’organiser pour lutter contre la neutralisation.

Mais le propre des idéologies, c’est qu’elles reviennent en quelque sorte au point d'émission (c’est-à-dire aux militants eux-mêmes.) avec une amplitude déformée et donc différente du “message” initial, parce qu’elles sont ré-agencées par le délai du temps.

C’est ce qui donne de l'intérêt à l'écho du discours performatif politique c’est la lecture littérale de la prose engagée. Elle est intéressante plus précisément quand elle revient de son choc avec la matière sociale plus ou moins dure, fixe, protéiforme, en mouvement, et même flasque.

Pour illustrer notre propos qui pourrait passer pour une forme d’introduction à un traité de critique d’économie acoustique rien de mieux que de le préciser par un exemple choisi presque au hasard de nos excavations.
 
On pourra faire l’analogie avec beaucoup de groupements politiques de l’époque dont les mots d’ordre résonnent encore sur les nouveaux prétentieux.

En mars 1974 la revue de l’OCL [1] (Organisation communiste libertaire) structurée quelques années auparavant autour d'une première série par le Mouvement Communiste Libertaire (MCL), Guerre de classe (1971-1976)  qui s’affichait d’ailleurs singulièrement “POUR LE POUVOIR INTERNATIONAL DES CONSEILS OUVRIERS” reprenait en sous-titre de son journal un extrait de sa plateforme daté de juillet 1971 que voici :
“L'avant-garde réelle, ce n'est tel ou tel groupe qui se proclame la conscience historique du prolétariat, c'est effectivement ceux des travailleurs en lutte qui sont à la pointe des combats…”
Comme nous le soulignions dans le texte: Quelques réflexions sur Les cinq thèses sur la lutte des classes de Anton PANNEKOEK les “courants révolutionnaires antiautoritaires [...] n’ont finalement su que se positionner par rapport [...]au léninisme” et ce sous-titre de revue qui ne sera d’ailleurs plus exploité dans les numéros suivants indique pourtant énormément de chose d’un certain rapport à l'engagement. 

Il ne s’agit pas de minimiser ou de dénigrer les participants à ces revues, mais de dégager ce qui nous interpelle textuellement dans cet exergue et qui se trouvait dans cet extrait de plateforme [2]. Elle semble toujours être la manière dont les militants [3]  se perçoivent et se pensent au mouvement réel.

Ce que l'on peut trouver déplaisant dans un premier temps, n’est-il pas de trouver ce type de sous-titre dans un journal libertaire ? Certes, il s’agissait d’un certain courant du mouvement anarchiste, mais n’est-ce pas également un type de positionnement ou d’attitude, même si elle n’est pas clairement explicitée et aussi littéralement, que l’on rencontre dans la plupart des courants  des minorités agissantes ? Mais comment peut-il être simplement concevable plus généralement que l’on puisse penser qu’il y est une avant-garde ?

Que cette “avant-garde” soit constituée par des travailleurs “en lutte”, relève à notre avis d’une forme de démagogie classiste et ouvriériste.

Qu’on la propose comme étant plus “réelle” pour prendre le contre-pied des groupuscules léninistes, ne change pas grand-chose, car elle sous-tend le même imaginaire viril et sacrificiel, et même élitaire (même s’il est inversé) puisqu’il serait à la “pointe”. Laissant entendre donc qu’il y a une arrière-garde, des derniers de cordées qui se chargerait de la queue des “sous-combats”.

La notion d’avant-garde charrie avec elle, que ceux qui seraient en “pointe” seraient les plus conscients et donc ceux qui seraient en retrait ou à la marge ne pourrait pas matériellement en être ou le seraient moins. Si ici, ils semblent être plus “pratiques” et liés aux “luttes” mais pourquoi ces combats ne seraient pas et tout aussi légitimement à la pointe du “théorique” ? Voilà donc l'écueil typique du mouvementisme qui pense que le jugement du réel se trouve dans son praxeo-centrisme inspiré d’une interprétation littérale et réductrice et anti-léninienne des thèses sur Feuerbach de Karl Marx

Comme le notait Henri Lefebvre sur les thèses :
Le critère de la pratique, posé dans la thèse II sur Feuerbach, sera pris par la suite pour un rejet de la théorie au profit de l'esprit pratique, pour une position empiriste et un culte de l'efficacité : pour un praticisme ou un pragmatisme. Au nom de la critique de la philosophie, on perdra de vue l'importance de la philosophie et le lien de la praxis avec le dépassement de la philosophie. [4]
Bien sûr, on se doit de souligner avec Henri Lefebvre qu’en se séparant de la praxis, la théorie se perd dans les mystères et le mysticisme.

Les “combats” seraient cet étalon de cet imaginaire de l’avant-gardisme. Mais de quels “combats” nous parle-t-on au juste ?

Comment dans un monde aux “inégalités” diverses, aux situations dans les rapports de production différentes et enchevêtrés, une philosophie libertaire et communiste qui se veut l'héritière du “De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins” [5] peut-elle déboucher sur ce genre de propos aussi séparés ?

Il ne s’agit pas de mettre sur le même plan la diversité des actes, simplement parce que le plus souvent, ils dépassent les intentions mêmes de ceux qui les posent et qu’ils doivent compter sur la négativité du réel et son foisonnement [6]. Ceci est tout aussi valable pour ceux qui se pensent de manière arrogante à la pointe des luttes.

Mais n’est-ce pas le propre de l’autonomisation organisationnelle que celui d’alimenter son existence propre, sa survie, par une dynamique illocutoire de la “rupture” à destination des missionnés ?


NOTES


Lire également Archive contemporaine du spectacle de la conscience

[1] Cette OCL fut désignée sous l’appellation d’OCL-1 afin de la distinguée de l’OCL qui naît en 1976 lors du changement de nom de l’ORA. Comme l’indique Georges Fontenis “Au Congrès de Nancy, en 1971, le MCL se transforme en OCL, Organisation communiste libertaire, avec l’apport de quelques groupes de l’ORA (Organisation révolutionnaire anarchiste), tendance de la FA de l’époque d’abord, puis organisation indépendante. Des tentatives de fusion entre MCL et ORA ont échoué, échec en partie dû à l’orientation du MCL de forte critique - voire du rejet - du militantisme dans les syndicats. Furieux de cette orientation, Daniel Guérin rejoint l’ORA qu’il quittera lorsqu’elle prendra à son tour une orientation ultra-gauche, "autonome" et antisyndicale. C’est ainsi que nous nous retrouvons à l’UTCL, scission de l’ORA, privilégiant l’action dans les syndicats.” http://www.danielguerin.info/tiki-index.php?page=Un+long+parcours+vers+le+communisme+libertaire

[2] Pour ceux qui veulent en savoir plus sur le plateformisme
 
[3] Le nom et adjectif militant est le participe présent du verbe militer, du latin militare « être soldat, faire son service militaire ».

[4] Sociologie de Marx, Presses universitaires de France p. 27

[5] Karl Marx, Critique du programme de Gotha. https://www.marxists.org/francais/marx/works/1875/05/18750500a.html

[6] Ce qui ne ne retire rien à ce qu’un projet conscient et lucide s'agence pour transformer le monde.

vendredi 28 octobre 2016

De « l'en-soi » au « pour-soi » jusqu’à la praxis de classe. Matériaux pour une émission (6)

De « l'en-soi » au « pour-soi »
jusqu’à la praxis de classe.




NOTE INTRODUCTIVE


Quoi de plus ironique (pour d’autres tragique) que de publier ce passage tiré d’un ouvrage d’Henri Weber ? Ancien dirigeant de la LCR (Ligue communiste révolutionnaire) passé au PS après le “tournant de la rigueur” de 1983 ? Peut-être d’y lire certains propos de Robert Michels sur la “petite-bourgeoisie intellectuelle” ? L’ouvrage a néanmoins sa particularité. Il est peut-être le seul qui parle si littéralement et uniquement de “conscience de classe” dans une problématique marxiste.
 
Mais ne nous méprenons pas, la démarche fut publicitaire de l’avant-gardisme et du Parti, frontiste dans son anti-fasciste, toujours guidée par le programme de transition trotskien, c’est à dire l’anti-chambre théorico-pratique de la social-démocratie, et donc ce lieu si naturel ou H.Weber et autres Gérard Filoche ne pouvaient que mourir.
 
Il y a pourtant à prendre dans cet ouvrage plus précisément en creux bien sûr. Nous ne doutons pas que de sa critique pourra émerger un vrai débat, jusqu’à la notion de conscience de classe elle même. Concept qui peut rester fort ambiguë sur certains aspects.
 
Car qui a “conscience” et de “quoi” ? N’interroge-t-il pas sur l’idée de “vérité” qu’il faut toujours manier avec prudence ? Que font ceux qui ont cette “conscience” vis à vis de ceux qui sont censés ne pas “l’avoir“ ?
 
L’ouvrage de H.Weber apporte sa réponse en critiquant avec quelques justesses les positions “objectivistes” mais pour défendre le pire du “subjectivisme” celui du Parti “conscient” et des “révolutionnaires d’avant-garde” (On voit où cela mène). La problématique de la “mission” n’est pas étrangère à l’affaire de cette mystique de l’avant-garde comme d’ailleurs le poids que font peser certains “marxistes” sur le “sauveur” prolétariat. Qui génère toujours autant la désillusion des “croyants”.
 
Rappelons ce que disait Marx dans L'Idéologie allemande: “Les individus ne constituent une classe que pour autant qu'ils ont à soutenir une lutte commune contre une autre classe ; pour le reste, ils s'affrontent en ennemis dans la concurrence” au-delà peut-être ne s’agit-il que de gloser sur sexe des anges.
 
Que ceux qui se pensent “révolutionnaires” (sans révolutions d’ailleurs), s’organisent pour lutter contre l’exploitation et le refus totale du monde est toujours à l’ordre du jour. On se demande d’ailleurs à ce niveau s’il ne s’agit pas d’une injonction plus “éthique” pour certains que d’une nécessité. On sait que le dégoût du monde ne peut s’acheter même avec un “bon” salaire Mais on sait aussi ce qu’il en est de la sociologie des milieux “révolutionnaires” et de ce que cela implique. La frontière est ténue entre la “conscience” militante et l’aristocratisme, comme cache sexe d’un mépris souvent de classe d’ailleurs.
 
Dire que La praxis de la classe en lutte est la seule à même de trancher cet énorme fatras de la “conscience” dans lequel hélas le prolétariat peut tomber, et retombera tant qu’il ne fera que taper du poing sur la table, peut sembler juste mais relève aussi in fine d’une “formule” historiciste réconfortante. Car toutes les lois et nécessités, fussent-elles de l’histoire sont là pour être subverties ! La bourgeoisie ne se gêne pas de le faire à coup de canon ou de peste émotionnelle.
 
On nous fait comprendre que les idées ne valent plus rien ! ou se valent toutes, ou ne mènent jamais au delà d’autres idées….C’est peut-être aussi que nous avons cessé de penser leurs matérialités possibles. Même si après tout on a toujours le luxe de ses idées.
 
Quoiqu’il en soit, on ne peut pas éluder le débat de l’organisation des individus en luttes ou qui ont des “idées” communes, comme celui de la résistance à la propagande de masse opérée par la naturalisation du marché. Dont l’entreprise de “séduction” par son esthétique, demeure bien plus “désirable” (avec un flingue sur la tempe) qu’un communisme ou un anarchisme qu’on nous vend de plus en plus ouvertement comme ascétique, pour toujours mieux renvoyer les débats sur la Révolution dans les arrière-mondes de la “nécessité historique ” du pragmatisme apocalyptique ou de la fuite “national-communaliste”.
 
Si nous devons critiquer l’ouvrage de H.Weber il nous faut insister aussi sur le fait que : Le léninisme a produit son pire produit, l’anti-léninisme. Plus précisément celui qui déconnecte forme et fond des mouvements sociaux, prend le chemin pour le but, la forme pour le fond.
 
Ainsi insister sur “l'autonomie” des actions prolétaires ne suffit pas. Car faire de l'autonomie un principe obligatoirement révolutionnaire comme ce fut le cas du “dirigisme” par une minorité, conduit à la même impasse fétichiste. Peut-être aussi à une forme de populisme dont la matrice est d’avoir tant espérer et trop attendu.
 
Nous ne voulons pas être les témoins de Jéhovah de la révolution pas plus les défenseurs d’une autonomie de la forme sans contenu. Il nous faut simplement assumer d’être des individus historiques c’est à dire “conscients” que isolés rien ne sera possible.


EXTRAIT


« L'en-soi » et le « pour-soi » de la classe

C'est donc après 1845, sur la base d'une réflexion sur le mouvement ouvrier européen, l'étude de ses idéologues, et partant, de la rupture théorique avec l'hégélianisme de gauche (concrétisée par les Thèses sur Feuerbach), que Marx produit sa propre théorie de la Révolution socialiste, et donc la théorie du prolétariat comme classe révolutionnaire

Pour le jeune Marx de 1845, la classe ouvrière n'est pas spontanément révolutionnaire. La classe ouvrière, c'est, d'abord et partout, la classe « en-soi », c'est-à-dire la classe telle que la produit le développement du mode de production capitaliste, pur objet du processus économique, simple « matière à exploitation ». La classe « en-soi » n'a ni conscience d'elle-même ni, a fortiori, conscience de ses intérêts historiques. Elle partage les idées, les valeurs, la conception du monde que propage la classe dominante. Elle tient la place que lui assigne cette classe dans les rapports capitalistes de production. Elle ne conçoit pas d'autres rapports sociaux possibles. Elle est « déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même ».

Bref, la classe dominée de la société bourgeoise est également dominée idéologiquement. Son asservissement idéologique constitue d'ailleurs le garant le plus efficace de l'ordre établi, le moyen pour la classe dominante de perpétuer sa domination « pacifiquement ».

Dans la formation sociale capitaliste l'asservissement idéologique de la classe dominée est plus prégnant que dans toutes les sociétés antérieures. Il ne procède pas simplement du monopole de la classe dominante sur les moyens d'éducation et d'information. Il s'enracine dans la nature même des rapports sociaux :

La généralisation de la production marchande, explique Karl Marx, entraîne la réification de tous les rapports humains. Les relations humaines qualitatives se transforment en attribut quantitatif des choses.

« Toutes les formes d'organisation de la production qui ont précédé l'économie marchande, écrit L. Goldmann, étaient caractérisées par l'existence d'unités de production et de consommation à l'intérieur desquelles l'organisation de la production des biens et leur répartition se faisaient suivant un schéma sans doute inique et inhumain, mais toujours transparent et facilement compréhensible . »

Avec l'avènement du capitalisme, cette limitation des unités économiques et cette transparence relative du caractère humain de l'organisation de la production disparaissent. La généralisation de l'échange étend le champ de la production à tout le globe : un capitaliste britannique travaille avec des matières premières égyptiennes et écoule ses produits finis en Inde. La régulation de la production par le marché mondial — sur lequel chaque producteur se trouve confronté à des acheteurs et à des concurrents unis par la recherche du plus grand gain immédiat et agissant indépendamment et à l'encontre les uns des autres — brouille la transparence de l'organisation de la production, la rend opaque, fantasmagorique. L'activité propre de l'homme, la production matérielle et ses résultats apparaissent comme une puissance objective et étrangère, indépendante de l'homme et le dominant.

Comme l'écrit fort bien Lukács,

« ... lorsque le capitalisme s'impose comme mode de production dominant, les rapports, les relations entre personnes prennent le caractère d'une chose, acquièrent « une objectivité illusoire » qui, par son système de lois propre, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence fondamentale ».

Cette réification générale des rapports sociaux de production dissimule mieux que toute idéologie explicite la véritable nature de ces rapports. Elle confère aux idéologies bourgeoises un soubassement inconscient solide. On peut contester un type de relation, mais qui contestera la nature même des choses, leurs qualités objectives, leurs lois d'évolution?

Mais, si profondément et solidement enraciné soit-il, cet asservissement idéologique de la classe ouvrière n'est pas immuable. L'efficacité de la domination idéologique est largement fonction du dynamisme du système. Elle est particulièrement forte dans sa phase ascendante, lorsque la classe dominante est capable de développer rapidement les forces productives; lorsque les contradictions du système se manifestent sous une forme embryonnaire ou atténuée.

Mais la domination idéologique de la bourgeoisie ne conserve pas éternellement cette belle efficience. Elle entre en crise à mesure que le système entre en crise lui-même. Un moment survient nécessairement où l'exacerbation des contradictions capitalistes dément l'idéologie dominante, quelles que soient ses adaptations. « La réalité se critique elle- même. »

Alors s'ouvre un espace pour la critique radicale du système.

A la classe « en-soi » s'oppose la classe « pour soi », pleinement consciente de ses intérêts historiques, du système social qui les réalise, et partant, de l'antagonisme fondamental qui l'oppose à la société bourgeoise. La classe « pour-soi » ne se comporte plus comme simple collection d'agents économiques cherchant à vendre le plus chèrement possible leur force de travail. Elle s'est émancipée de la tutelle idéologique et politique de la bourgeoisie. Elle lutte désormais consciemment pour ses propres fins : la destruction des rapports sociaux existants, l'instauration du socialisme. Elle n'est plus simple rouage de l'économie mais sujet du processus historique.

Le rôle central du concept de « praxis révolutionnaire »

Mais comment la classe « en-soi » se transforme-t-elle en classe « pour-soi »?

Par le développement de sa pratique historique de lutte, répond Karl Marx.

La classe ouvrière n'est pas la classe révolutionnaire de la société bourgeoise parce qu'elle est la classe la plus misérable ou la plus opprimée. D'autres classes (la petite paysannerie, le lumpen prolétariat) sont plus misérables et plus opprimées qu'elle. Elle est la principale classe révolutionnaire, parce qu'en raison de la place qu'elle occupe dans les rapports sociaux de production, elle est d'une part, acculée à une pratique historique de lutte de grande envergure, et d'autre part, elle dispose dans cette lutte d'une formidable puissance sociale.

Elle est acculée à la lutte, parce que tout le système social est organisé en vue de l'exploitation maximum de sa force de travail. Si elle ne combat pas énergiquement, à tous les niveaux, les exigences du capital, si elle ne s'organise pas méthodiquement dans ce but, son degré d'exploitation s'élève jusqu'aux limites physiologiquement supportables et même au-delà. Dans cette lutte, la classe ouvrière dispose d'atouts redoutables. Elle est la classe la plus nombreuse, la plus concentrée, la plus homogène, « unie et disciplinée par le mécanisme même de la production capitaliste ». Surtout, c'est elle qui met directement en œuvre les forces productives modernes.

Aussi elle est en mesure de paralyser la production, donc de porter des coups mortels à son adversaire de classe, au niveau de l'entreprise et de la société.

Dans la société capitaliste, le prolétariat vit l'antagonisme de classe sous une triple forme : en premier lieu en tant que classe productive il entre en antagonisme avec ceux qui ont la haute main sur son travail et ses produits : le patronat et son aréopage. Les intérêts sont ici rigoureusement contradictoires, et cette contradiction structurelle engendre un conflit permanent, une lutte de classe élémentaire dont l'enjeu est le prix de la force de travail et les conditions de son exploitation. A travers cette lutte élémentaire, incessante, les travailleurs prennent conscience d'eux-mêmes, du rôle qu'ils jouent dans la production, de leurs intérêts en tant que producteurs, de l'antagonisme qui les oppose au patron, ils prennent conscience de leur identité et de celle de leur adversaire.

Mais l'antagonisme entre capitalistes et prolétaires n'en reste pas à ce niveau limité, éclaté, micro-social. Il ne se réduit pas à l'antagonisme économique entre ouvriers et patrons. Il se prolonge au niveau de la totalité sociale.

D'une part parce que toutes les institutions de la société bourgeoise visent, de façon plus ou moins médiée, à consolider et reproduire les rapports capitalistes d'exploitation. Cette fonction essentielle des institutions se révèle notamment en période de lutte. Dans leur conflit avec le patronat, les travailleurs sont confrontés à « l'arbitrage » des appareils d'Etat. Ils entrent en conflit avec ces appareils (police, justice, administrations, médias, armée...) dont la nature et la fonction sont alors clairement perceptibles.

A ce niveau, la conscience d'elle-même et de ses adversaires acquise par la classe se précise. Elle intègre des éléments de connaissance des diverses instances et niveaux de la société globale : connaissance des diverses institutions étatiques et du comportement des autres classes et fractions de classes. La conscience ouvrière devient conscience politique de classe.

Enfin, la concurrence effrénée que se livrent les capitalistes en vue de l'accumulation du capital engendre, au niveau de la société globale, l'anarchie de la production, des dysfonctionnements multiples, des gaspillages inouïs dont les travailleurs sont les premières victimes. Généralement masquée en période d'expansion, l'irrationalité profonde du système, avec son cortège de souffrances, éclate au grand jour dans les phases de crise ouverte. Les prolétaires vivent, plus dramatiquement que les autres classes, l'antagonisme entre le type de développement qu'impose la course aux profits maximum et l'exigence de satisfaction des besoins humains. Ils sont donc amenés à contester la finalité même du système, et à le combattre au nom d'une société réalisant d'autres valeurs et poursuivant d'autres fins.

De par sa position dans le procès de production capitaliste, donc, la classe ouvrière se trouve au coeur d'un triple conflit : conflit économique avec les patrons (exploiteurs/exploités); conflit politique avec l'État bourgeois (oppresseurs/opprimés); conflit social avec la société bourgeoise. A un certain niveau d'exacerbation des contradictions objectives du système, elle vit ces trois conflits simultanément et intensément. Sa pratique de lutte lui permet d'acquérir alors un point de vue autonome sur la totalité sociale.

La classe ouvrière est en situation d'identifier son conflit immédiat avec le patronat aux antagonismes plus généraux qui l'opposent à la politique de la classe dominante. Elle est en situation de comprendre la vérité de la société bourgeoise en même temps que d'imaginer une autre société possible.

Ainsi assiste-t-on à deux mouvements convergents : la domination idéologique de la bourgeoisie devient plus vulnérable. Cependant que s'affine et s'étend la conscience critique du prolétariat.”


Pages 52 à 59. Extrait de: Marxisme et conscience de classe de Henri Weber - Union générale d'éditions (10/18), Paris, 1975. (Il s’agit de sa thèse qu’il a soutenu à la Sorbonne, en 1973, sous la direction de Maurice de Gandillac.)