mardi 5 avril 2011

Sur le concept "ULTRA-GAUCHE"

CONCEPT "ULTRA-GAUCHE"

Au delà du Parti - Collectif Junius p 91 à125 Ed. SPARTACUS N°116 B

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     En référence au livre de Lénine: «La Maladie infantile du communisme: le gauchisme» (1921), mais aussi à cause de la mythologie développée par cer­tains groupes après Mai 1968, l'habitude s'est instaurée de rassembler sous l'étiquette «ultra-gauche» ce qui est appellé «les apports des gauches alleman­de, hollandaise et italienne». Il faut donc avant tout rompre avec ce genre d'habitude. En effet, d'une part ― comme nous l'avons déjà démontré (cf : Concept «léniniste» et apparentés: trotskyste, bordiguiste...) ― la dite gauche italienne, excepté quelques analyses intéressantes (critiques de la démocratie, de l'antifascisme, de l'autogestion), n'a pas un apport d'ensemble qui la dis­tingue du bolchévisme. Elle apparaît bien au contraire comme une aile gauche du léninisme et de la IIe Internationale, s'apparentant au courant trotskyste et aux autres disciples des bolchéviks par sa logomachie forcenée sur le thème du Parti. D'autre part, les conseillistes hollandais depuis le GIK (Groupe des communistes internationaux) s'efforcent de gommer les aspects partitistes de l'époque du KAPD (Parti communiste ouvrier allemand) sans pour autant remonter aux thèses de Marx lui-même. Dans tout le mouvement théorico-­pratique qui, d'avant 1905 jusqu'après le processus révolutionnaire de 1917 à 1923, va rétablir la prééminence du mouvement réel contre l'idéologie social-démocrate et sa filiale: le bolchevisme, ils éludent la place fondamentale occupée par Rosa Luxemburg tentant d'opérer un «retour à Marx» au-delà de sa critique de la IIe Internationale et de toutes ses fractions.
Seuls quelques-uns, à l'image de Paul Mattick (sur lequel nous revien­drons par la suite), soulignèrent l'intérêt des positions élaborées par celle-ci:


«Telles qu'elles viennent d'être retracées, les divergences de principes entre Luxemburg et Lénine ont déjà été peu ou prou dépassées par l'histoire: bien des faits ou des idées, qui nourrirent autrefois la polémique, ont depuis perdu toute espèce d'actualité. Mais il n'en est pas du tout de même pour la question qui se trouvait à la base de la controverse: du mouvement ouvrier organisé ou du mouvement spontané du prolétariat, quel est le facteur révo­lutionnaire fondamental? Or, sur ce plan également, l'Histoire a donné raison à Rosa Luxemburg. Le léninisme est désormais enterré sous les décombres de la IlIe Internationale, Un nouveau mouvement ouvrier, complètement dégagé des traits social-démocrates (dont ni Luxemburg, ni Lénine ne furent exempts) mais résolu néanmoins à mettre à profit les leçons du passé, devra rompre avec les traditions de l'ancien mouvement ouvrier et leur influence délétère. Et la pensée de Rosa Luxemburg demeure à cet égard aussi vivifiante que le léninisme a été néfaste. Oui, ce nouveau mouvement ouvrier, et le noyau de révolutionnaires conscients qu'il comprendra nécessairement pourra tirer davantage de la théorie révolutionnaire de Rosa Luxemburg, et y puiser plus de raisons d'espérer, que de tous les «hauts faits» de l'Internationale léniniste. A l'image de Rosa Luxemburg en pleine guerre mondiale et face à la banqueroute de la IIe Internationale, les révolutionnaires d'aujourd'hui peu­vent dire, face à l'effondrement de la IIIe Internationale : Nous ne sommes pas perdus et nous vaincrons si nous n'avons pas désappris d'apprendre.»

Les divergences de principe entre Rosa Luxemburg et Lénine (1935) cf. le cf de Paul Mattick réunis sous le titre «Intégration capita­liste et rupture ouvrière» (EDI).

1. AUX ORIGINES DU CONCEPT «ULTRA-GAUCHE»

LE «RETOUR A MARX» DE ROSA LUXEMBURG


C'est avant l'expérience du processus révolutionnaire de 1905 en Russie que Rosa Luxemburg avait commencé de renouer avec les aspects positifs de la conception de Marx sur l'organisation. Le texte le plus connu à ce propos est intitulé: «Questions d'organisation dans la Social-Démocratie russe» paru dans l'Iskra et la Neue Zeit en 1904 (1).

Contre les théories de la fraction bolchévik au sein du POSDR qu'elle qualifie du terme de «jacobin-blanquiste», Rosa Luxemburg développe déjà le point de vue selon lequel l'organisation/Parti est le produit du «mouvement propre de la classe ouvrière»:
 
«Le mouvement socialiste est, dans l'histoire des sociétés fondées sur l'antagonisme des classes, le premier qui compte, dans toutes ses phases et dans toute sa marche, sur l'organisation et sur l'action directe et autonome de la masse .
Sous ce rapport la démocratie socialiste crée un type d'organisation to­talement différent de celui des mouvements socialistes antérieurs, par exem­ple, les mouvements de type jacobin-blanquiste.
Lénine paraît sous-évaluer ce fait lorsque, dans le livre cité (p. 140) (2) il exprime l'opinion que le social-démocrate révolutionnaire ne serait pas autre chose qu'un jacobin indissolublement lié à l'organisation du prolé­tariat qui a pris conscience de ses intérêts de classe...»
«En vérité la social-démocratie n'est pas liée à l'organisation de la classe ouvrière, elle est le mouvement propre de la classe ouvrière.»



Elle tire déjà également le maximum de leçons sur la base de cette différence affirmée vis-à-vis des mouvements antérieurs. Pour la critique clairvoyante des tares du léninisme que fut Rosa Luxemburg, «cela impli­que une révision complète des idées sur l'organisation et par conséquent une conception tout à fait différente de l'idée du centralisme ainsi que des rapports réciproques entre l'organisation et la lutte».
  
Ainsi, elle défend le principe d'un «auto-centralisme», naissant comme expression organisée de la spontanéité ouvrière et elle condamne «l'ultra-cen­trisme» de Lénine, basé sur une conception de la discipline propre au système capitaliste:
«La discipline que Lénine a en vue est inculquée au prolétariat non seu­lement par l'usine, mais encore par la caserne et par le bureaucratisme actuel, bref par tout le mécanisme de l'Etat bourgeois centralisé.
C'est abuser des mots et s'abuser que de désigner par le même terme de «discipline» deux notions aussi différentes que, d'une part, l'absence de pen­sée et de volonté dans un corps aux mille mains et aux mille jambes, exécu­tant des mouvements automatiques, et, d'autre part, la coordination sponta­née des actes conscients, politiques d'une collectivité. Que peut avoir de com­mun la docilité bien réglée d'une classe opprimée et le soulèvement organisé d'une classe luttant pour son émancipation intégrale?
Ce n'est pas en partant de la discipline imposée par l'Etat capitaliste au prolétariat (après avoir simplement substitué à l'autorité de la bourgeoisie celle d'un Comité central socialiste), ce n'est qu'en extirpant jusqu'à la der­nière racine ces habitudes d'obéissance et de servilité que la classe ouvrière pourra acquérir le sens d'une discipline nouvelle, de l'auto-discipline libre­ment consentie de la social-démocratie.»

«L'ultra-centralisme défendu par Lénine nous apparaît comme impré­gné, non point d'un esprit positif et créateur, mais de l'esprit stérile du veil­leur de nuit.»
  
Quant aux rapports réciproques entre l'organisation et la lutte, Rosa Luxemburg les conçoit d'une façon très proche de celle énoncée par Marx lorsqu'il s'inspirait de l'expérience du prolétariat (1848, 1871), et non pas de ses calculs vis-à-vis de l'échiquier politique de son époque (cf. le concept de «révolution en permanence»). Non seulement, elle comprend l'organisation comme un produit de la lutte, avant de pouvoir en être éventuellement un «facteur actif», mais de plus elle souligne le caractère conservateur de toute organisation de masse construite en préalable à la lutte et donc son rôle de frein, mais aussi d'opposition, vis-à-vis de tout mouvement spontané. Ayant observé et analysé les mouvements de 1896, 1901 et 1903 en Russie, comme elle le fera plus tard pour la révolution de 1905, elle écrit:
«Dans tous les cas, notre cause a fait d'immenses progrès. L'initiative et la direction consciente des organisations social-démocratiques n'y ont cepen­dant joué qu'un rôle insignifiant. Cela ne s'explique pas par le fait que ces organisations n'étaient pas spécialement préparées à de tels événements (bien que cette circonstance ait pu aussi compter pour quelque chose), et encore moins par l'absence d'un appareil central tout-puissant comme le préconise Lénine. Au contraire, il est fort probable que l'existence d'un semblable cen­tre de direction n'aurait pu qu'augmenter le désarroi des comités locaux en accentuant le contraste entre l'assaut impétueux de la masse et la position prudente de la social-démocratie. On peut affirmer d'ailleurs que ce même phénomène ― le rôle insignifiant de l'initiative consciente des organes cen­traux dans l'élaboration de la tactique ― s'observe en Allemagne aussi bien que partout. Dans ses grandes lignes, la tactique de lutte de la social-démo­cratie n'est, en général, pas à «inventer»; elle est le résultat d'une série inin­terrompue de grands actes créateurs de la lutte de classe souvent spontanée, qui cherche son chemin.
L'inconscient précède le conscient et la logique du processus historique objectif précède la logique subjective de ses protagonistes. Le rôle des organes directeurs du Parti socialiste revêt dans une large mesure un caractère conser­vateur: comme le démontre l'expérience, chaque fois que le mouvement ouvrier conquiert un terrain nouveau, ces organes le labourent jusqu'à ses limites les plus extrêmes, mais le transforment en même temps en un bastion conte des progrès ultérieurs de plus vaste envergure.»


Soumettant toute théorie à «l'épreuve des faits» et s'appuyant de plus en plus sur les leçons tirées de diverses expériences qui évoluent en fonction des conditions objectives, Rosa Luxemburg détermine la compréhension du mouvement réel des luttes comme étant nécessairement celle d'un processus où tous les phénomènes, y compris celui de l'organisation, sont liés les uns aux autres et contribuent à faire surgir les conditions futures de leur dépasse­ment:

«... il est douteux qu'un statut (3), quel qu'il soit, puisse prétendre à l'avance à l'infaillibilité: il faut qu'il subisse d'abord l'épreuve du feu»
«... rien n'est plus contraire à l'esprit du marxisme, à sa méthode de pensée historico-dialectique, que de séparer les phénomènes du sol historique d'où ils surgissent et d'en faire des schémas abstraits d'une portée absolue et générale.»
 

Elle condamne en conséquence toute prétention à une vision program­matique du mouvement ouvrier:
      « Voilà pourquoi c'est une illusion contraire aux enseignements de l'His­toire que de vouloir fixer, une fois pour toutes, la direction révolutionnaire de la lutte socialiste et de garantir à jamais le mouvement ouvrier de toute dévia­tion opportuniste. Sans doute, la doctrine de Marx nous fournit des moyens infaillibles pour dénoncer et combattre les manifestations typiques de l'op­portunisme. Mais le mouvement socialiste étant un mouvement de masse et les écueils qui le guettent étant les produits, non pas d'artifices insidieux, mais de conditions sociales inéluctables, il est impossible de se prémunir à l'avance contre la possibilité d'oscillations opportunistes. Ce n'est que par le mouve­ment même qu'on peut les surmonter en s'aidant, sans doute, des ressources qu'offre la doctrine marxiste, et seulement après que les écarts en question ont mis une forme tangible dans l'action pratique.»


Contre tous les détenteurs de Vérité qui, à l'image du Comité central du POSDR, affirment incarner le Programme Historique du prolétariat en se substituant à lui, Rosa Luxemburg rétablit la prééminence du mouvement réel. Comme Marx, avant qu'il fasse le lit de la social-démocratie en caution­nant ,- malgré ses critiques restées secrètes ― le programme de Gotha (1875) elle insiste sur le fait ― à la fin de son texte, dans un des passages les plus anti-religieux et les plus anti-idéologiques de toute l'histoire du mouvement révolutionnaire ― que «l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travail­leurs eux-mêmes» (article 1er de la Ière Internationale):

«Enfin, on voit apparaître sur la scène un enfant encore plus «légitime» du processus historique: le mouvement ouvrier russe; pour la première fois, dans l'histoire russe, il jette avec succès les bases de la formation d'une vérita­ble volonté populaire. Mais voici que le moi du révolutionnaire russe se hâte de pirouetter sur sa tête et, une fois de plus, se proclame dirigeant tout-puissant de l'histoire, cette fois-ci en la personne de son altesse le Comité central du mouvement ouvrier social-démocrate. L'habile acrobate ne s'aper­çoit même pas que le seul «sujet» auquel incombe aujourd'hui le rôle du diri­geant, est le «moi» collectif de la classe ouvrière, qui réclame résolument le droit de faire elle-même des fautes et d'apprendre elle-même la dialectique de l'histoire. Et enfin, disons-le sans détours: les erreurs commises par un mouve­ment ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l'infaillibilité du meilleur «Comité central».»

  Ayant rétabli le seul et véritable sujet historique: le prolétariat lui-même Rosa Luxemburg avait d'ailleurs envisagé avec une extrême lucidité les consé­quences d'une vision élitiste du processus révolutionnaire:

«Si, nous plaçant au point de vue de Lénine, nous redoutions par-dessus tout l'influence des intellectuels dans le mouvement prolétarien (4), nous ne saurions concevoir de plus grand danger pour le Parti socialiste russe que les plans d'organisations proposés par Lénine. Rien ne pourrait plus sûrement asservir un mouvement ouvrier, encore si jeune, à une élite intellectuelle, assoiffée de pouvoir, que cette cuirasse bureaucratique où on l'immobilise pour en faire l'automate manoeuvré par un «comité».


Et, au contraire, il n'y a pas de garantie plus efficace contre les menées opportunistes et les ambitions personnelles, que l'activité révolutionnaire autonome du prolétariat, grâce à laquelle il acquiert le sens des responsabilités politiques.»

  Avec un article paru dans la «Neue Zeit» (année XII, 1903-04, n. 2) sous le titre «Espoirs déçus» (5), elle avait également insisté sur le caractère immanent de la conscience de classe propre au mouvement prolétarien:


«C'est pourquoi l'intelligence propre de la masse quant à ses tâches et moyens est pour l'action socialiste une condition historique indispensable tout comme l'inconscience de la masse fut autrefois la condition des actions des classe sominantes.»


L'on peut mesurer ici toute la différence fondamentale qui sépare une telle conception de la conscience de classe de celle exposée par Lénine dans «Que faire?» sur la base de l'idéologie marxiste propagée par Engels et Kautsky (cf. la partie précédente).


Dans sa critique des chefs, Rosa Luxemburg dénonça le rôle joué par les secrets d'appareil. Ainsi, elle n'hésita pas à rendre publique la correspondance que lui adressaient plusieurs dirigeants sociaux-démocrates (Molkenburg, Bautsky, Bebel). Furieux de ne plus pouvoir filtrer à son aise les informations destinées à ses «troupes», ce dernier ― en plein Congrès d'Iéna, 1911 accusa Rosa Luxemburg de commettre «une sérieuse indiscrétion» et déclara: «... Je me suis juré, non pas tant de ne plus écrire à la camarade Luxemburg, ce qui ne serait pas possible, mais de ne jamais écrire quoi que ce soit dont elle pût se servir plus tard» (!), en ajoutant: «Cela concorde avec l'opinion que le Bureau socialiste international a de vous» (cité par J-P. Nettl dans «La Vie et l'oeuvre de Rosa Luxemburg», Ed. Maspero, Protokoll, p. 216-17 au Congrès d'léna).  A la tribune du dit Congrès, Rosa Luxemburg répliqua en justifiant son exigence de la transparence de toute correspondance contre la politique du secret instaurée par l'élite dirigeante des chefs de la S-D alle­mande:


«Je ne nie pas le fait que c'est une indiscrétion de la part d'un membre du Parti de discuter en public des activités de la direction du Parti, dans l'inté­rêt du Parti tout entier (...) mais je vais plus loin et je déclare: la direction du Parti est coupable d'avoir négligé son devoir, de ne pas avoir exposé le cas tout entier. C'était son devoir de publier la correspondance et de la soumettre aux critiques du Parti. Honnêtement, il ne s'agit pas de simples formalités, mais d'une question très importante...» (cf. Nettl, idem).


Même si elle ne remit jamais en cause l'existence d'une «direction», du fait de sa persistance à maintenir le concept de Parti, sa pratique de la clarté politique comme condition fondamentale de l'efficacité révolutionnaire, la conduisit à rompre avec un des aspects typiques du fonctionnement social-démocrate dont Marx avait été le précurseur (rappelons le caractère «privé» maintenu strictement par celui-ci à sa correspondance avec les chefs du parti d'Eisenach et à certains de ses textes critiques tel que celui écrit contre les conditions de la fusion avec les lasalléens lors du Congrès de Gotha -cf. : concept «social-démocrate»).


En fait, à l'origine de cette pratique de Rosa Luxemburg, il y avait tou­te l'expérience acquise dans la gauche polonaise (6), depuis les années 1880 (parti «Prolétariat»), et en particulier aux côtés de Léo Jogichès. La SDKPIL (Social démocratie du royaume de Pologne et de Lithuanie) fonctionnait en effet de façon beaucoup moins «centraliste» que le parti social-démocrate allemand ou le parti social-démocrate russe (sous l'impulsion de sa fraction bolchevik). Les rapports en son sein étaient fondés sur un mode égalitaire régnant en permanence et non pas sur une discipline imposant de passer par la médiation des «voies officielles» (conférences, comités). La cohésion de l'organisation polonaise n'interdisait pas la possibilité pour les militants ou les sections de prendre des initiatives. Comme le dit Nettl:


«... Cette méthode d'action très souple et très libre ne doit pas être at­tribuée à un défaut d'organisation: elle était au contraire voulue, et on la res­pectait jalousement» (p. 257); «Tandis que les Russes et les Allemands par­laient toujours de leur «parti», les dirigeants polonais préféraient le terme de «société coopérative», tout au moins dans leurs relations privées entre eux» (p. 258).


Cependant, l'expérience de 1905 en Russie allait amener Rosa Luxem­burg à développer et à confirmer ses thèses sur la spontanéité ouvrière, la conscience de classe et l'organisation révolutionnaire.

Il faut savoir que Rosa Luxemburg participa effectivement à la Ière révolution russe. Le 28 décembre 1905, munie de faux papiers, elle se rendit à Varsovie. A la retombée des mouvements, elle fut arrêtée (mars 1906) et, après quelques mois en prison, elle retrouva la liberté en juillet de la même année.

 A noter aussi que ses thèses sur la spontanéité révolutionnaire du prolé­tariat et l'organisation de masse qui en découle, furent élaborées à la suite des grèves de masse de 1902 et 1913 en Belgique. Rosa Luxemburg critiqua à ce propos la pratique et les conceptions des dirigeants du Parti S-D belge, en par­ticulier de leur chef de file, le dénommé E. Vandervelde:

             «L'histoire de toutes les révolutions précédentes nous montre que les larges mouvements populaires, loin d'être un produit arbitraire et conscient des soi-disants «chefs» ou des «partis», comme se le figurent le policier et l'historien bourgeois officiel, sont plutôt des phénomènes sociaux élémentai­res, produits par une force naturelle ayant sa source dans le caractère de classe de la société moderne. Le développement de la social-démocratie n'a rien changé à cet état de choses, et son rôle ne consiste d'ailleurs pas à prescrire des lois à l'évolution historique de la lutte de classes, mais, au contraire, à se mettre au service de ces lois, à les plier ainsi sous sa volonté. Si la social-démo­cratie s'opposait à des révolutions qui se présentent comme une nécessité historique, le seul résultat serait d'avoir transformé la social-démocratie d'avant-garde en arrière-garde, en obstacle impuissant devant la lutte de classes, qui en fin de compte triompherait, tant bien que mal, sans elle, et le cas échéant même, contre elle.» («Réponse à la lettre adressé par Vandervelde à la Neue Zeit», 14 mai 1902).


    «L'énergie révolutionnaire des masses ne se laisse pas mettre en bou­teille et une grande lutte populaire ne se laisse pas conduire comme une parade militaire. De deux choses l'une: ou bien on provoque un assaut politi­que des masses ou plus exactement, comme un tel assaut ne se provoque pas artificiellement, on laisse les masses excitées partir à l'assaut, et il leur faut tout faire pour rendre cet assaut encore plus impétueux, plus formidable, plus concentré, mais alors on n'a pas le droit, juste au moment où l'assaut se déclenche, de le retarder pendant neuf mois afin de lui préparer, dans l'inter­valle, son ordre de marche. Ou bien on ne veut pas d'assaut général, mais alors une grève de la masse est une partie perdue d'avance.» («Article dans le Leip­ziger Volkszeitung» , n. 112, 19 mai 1913) (7).


         Contre l'opposition manifestée dans la social-démocratie allemande à considérer une grève de masse comme «une forme élémentaire de révolution» (Lettre à Henriette Roland-Holst, 2 octobre 1905), elle décida de rédiger ce qui devait être la brochure: «Grève de masse, Parti et Syndicats» (8). Au-delà d'une description toujours fortement évocatrice des événements qui ébranlè­rent la Russie, elle s'efforce de mettre en évidence les enseignements fonda­mentaux qui justifient le combat révolutionnaire qu'elle a déjà engagé et qu'elle veut amplifier contre la politique majoritaire et «orthodoxe» (Kaut­sky) dans la social-démocratie de tous les pays (IIe Internationale):


     «... Si l'élément spontané joue dans les grèves de masse de Russie un rôle si prépondérant, ce n'est point parce que le prolétariat russe est «insuffi­samment éduqué», mais parce que les révolutions ne se laissent pas diriger comme par un maître d'école»


 «Avec la psychologie d'un syndiqué qui ne consent à chômer au pre mier Mai qu'une fois bien assuré à l'avance d'un subside fixé avec précision, au cas où il serait renvoyé, on ne peut faire ni Révolution, ni grève générale. Mais justement, dans la tourmente de la période révolutionnaire, le prolétaire se transforme, de père de famille prudent qui exige un subside, en un «révolutionnaire romantique» pour qui même le bien suprême, la vie, à plus forte raison le bien-être matériel, n'a que peu de valeur en comparaison du but idéal de la lutte»

      «La conception clichée, bureaucratique et mécanique, veut que la lutte soit seulement un produit de l'organisation à un certain niveau de sa force. L'évolution dialectique vivante fait au contraire naître l'organisation comme un produit de la lutte. Nous avons déjà vu un exemple grandiose de ce fait en Russie, où un prolétariat presque pas organisé s'est, en un an et demi de luttes révolutionnaires orageuses, créé un vaste réseau d'organisations»


      «Six mois de période révolutionnaire achèveront dans ces masses actuel­lement inorganisées l'oeuvre d'éducation dont ne peuvent venir à bout dix années de réunions publiques et de distributions de placards. Et quand les circonstances auront en Allemagne atteint de point de maturité nécessaire à une telle période, ces couches, aujourd'hui arriérées et sans organisation, constitueront naturellement dans la lutte, l'élément le plus radical, le plus redoutable, et non l'élément mené à la remorque. S'il se produit en Allemagne des grèves de masse, ce ne seront presque certainement pas les travailleurs les mieux organisés ― à coup sûr pas les travailleurs du livre ― mais les ouvriers moins bien organisés ou pas du tout: les mineurs, les textiles, peut-être même les ouvriers agricoles, qui déploieront la plus grande capacité d'action.»


 Par sa réappropriation des aspects positifs de la conception de Marx sur l'organisation, Rosa Luxemburg rompait non seulement avec la vision anarcho -syndicaliste de la grève générale, mais aussi posait les jalons d'un dépassement de l'idéologie social-démocrate et de sa filiation bolchevique:

―  toute organisation révolutionnaire de masse ne peut qu'être une con­séquence et non pas un préalable de l'action et du mouvement propres à la classe ouvrière; 


 ― ce type d'organisation, produit de la lutte, représente donc le mouve­ment autonome réel de l'ensemble du prolétariat, ce que Marx appellait encore le «Parti politique de la classe ouvrière», mais au sens historique car «né spontanément du sol de la société moderne» (Lettre à Freiligrath, 1860) dans les grandes périodes où éclate en affrontement généralisé l'antagonisme fondamental entre le prolétariat et le capital.

Mais ce «retour à Marx» ne suffisait pas. La nouvelle période qui s'ou­vrait nécessitait de procéder à un approfondissement critique des thèses de celui-ci, sous peine de rester englué dans les aspects négatifs, c'est-à-dire ceux qui avaient contribué à faire le lit de la social-démocratie. Contrairement à la question nationale (ainsi qu'à ses conséquences sur le processus révolutionnaire en Russie et dans le monde entier) où elle n'avait pas hésité à remettre en cause les «vieilles idées» de Marx-Engels contre «le droit des peuples à dis­poser d'eux-mêmes» revendiqué par la fraction Lénine... et par le président Wilson des Etats-Unis dans ses 14 points pour la paix en janvier 1918, mais aussi à la différence de l'Accumulation du capital (problème de la réalisation de la plus-value) où elle avait su critiquer les insuffisances des explications économiques de Marx par rapport aux racines de la crise en période impéria­liste (saturation des marchés, exacerbation de la concurrence), Rosa Luxem­burg se montra en grande partie incapable d'aller plus loin à propos de l'orga­nisation.




LE POIDS DES ERREURS DU «CONCEPT MARXISTE» SUR ROSA LUXEMBURG

       

Malgré l'apparition des Soviets (Conseils ouvriers) en 1905, phénomène qu'elle n'analyse pas dans sa brochure sur la grève de masse, Rosa Luxemburg continua d'attribuer le terme de «Parti» au mouvement d'ensemble du prolé­tariat qui tendait à s'organiser grâce à sa spontanéité révolutionnaire:

        «Nous arrivons d'ailleurs ainsi, en Allemagne, pour ce qui concerne la tâche propre de la «direction», le rôle de la social-démocratie à l'égard des grèves générales, aux mêmes conclusions que dans l'analyse des événements en Russie. Laissons de côté le schéma pédantesque d'une grève de démonstration de masse exécutée par la minorité organisée, sous le commandement du Parti et des Syndicats; considérons le vivant tableau d'un mouvement populaire sur­gissant avec la force d'un phénomène naturel, d'une opposition de classe et d'une situation politique poussée à l'extrême, et faisant explosion en orageu­ses luttes de masses tant politiques qu'économiques: la mission de la démocra­tie socialiste consistera évidemment, non dans la préparation et la direction technique de la grève, mais avant tout dans la direction politique du mouve­ment tout entier.» (cf. «Grève de masse, Parti et Syndicats).
       

 En effet, sa conception du processus révolutionnaire mettait avant tout l'accent sur l'insuffisance des moyens utilisés par la S-D dans la période précé­dente (parlementarisme et syndicalisme), face aux nécessités de la révolution prolétarienne à venir et par rapport à l'arme essentielle de celle-ci: la grève de masse. Rosa Luxemburg persistait par là dans ses illusions de «gauche de la social-démocratie» qui voulait arracher le «centre orthodoxe» (Bebel, Kautsky) à l'influence des thèses «révisionnistes» émises en particulier par E. Bern­stein. Ainsi, elle ne critiquait pas sur le fond la politique social-démocrate et ses tactiques: participation aux élections et au parlement, développement des syndicats comme courroies de transmission du Parti. De son point de vue, il restait des tâches bourgeoises que la classe ouvrière devait continuer à réaliser à la place des bourgeoisies qui s'en montraient incapables, en premier lieu l'allemande et la russe (phase démocratique). Le thème de la grève de masse visait encore à redresser ― s'il était repris majoritairement par la IIe Interna­tionale (but des motions du courant de gauche lors des congrès) ― les partis sociaux-démocrates de tous les pays contre les déviations issues de la pratique parlementaire et de ses corollaires: réformisme, légalisme, révisionnisme.

        Aussi, en dépit d'une remarquable lucidité qui lui fait dire:
      

«La révolution d'aujourd'hui réalise (...) dans le cas particulier de la Russie absolutiste les résultats généraux de l'évolution capitaliste internatio­nale: elle apparaît moins comme une dernière ramification des vieilles révolu­tions bourgeoises que comme un premier signe avant-coureur de la nouvelle série des révolutions prolétariennes en Occident» (cf. «Grève de masse...»), Rosa Luxemburg maintient le «concept marxiste» de «révolution en perma­nence» que Trotsky qualifiera de «transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne» (!).
 
     Même si elle montrait l'unité des luttes économiques et politiques con­tre la séparation antérieure cristallisée sous la forme Parti/Syndicats, elle pla­çait toujours sa vision du processus des luttes de masse dans le cadre de reven­dications démocratiques à accomplir pour en finir avec les restes de féodalité:




 «La contradiction de ces données se manifeste en ceci que, dans cette Révolution formellement bourgeoise, l'opposition de la société bourgeoise à l'absolutisme est dominée par l'opposition du prolétariat à la société bourgeoise; que la lutte du prolétariat est dirigée en même temps, avec la même énergie contre l'absolutisme et contre l'exploitation capitaliste; que le programme des luttes révolutionnaires est orienté avec la même force vers la liberté politique et vers la conquête de la journée de huit heures, ainsi que d'une existence matérielle humaine pour le prolétariat. Ce caractère double de la Révolution russe se montre dans cette union intime et cette réaction réciproque de la lutte économique avec la lutte politique, que les événements de Russie nous ont fait connaître et qui trouvent précisément leur expression dans la grève de masse.» (idem)
L'éclatement de la Ière guerre mondiale impérialiste en 1914 et la fail­lite clairement prouvée de la social-démocratie qui entraîna la classe ouvrière dans cette boucherie en l'ayant intégrée au capitalisme et enchaînée à la défense de l'Etat national (derrière les camps impérialistes en présence), n'amenèrent pas non plus Rosa Luxemburg à prendre conscience des erreurs du «concept marxiste».
  Sur la base de l'évolution historique qui avait conduit à l'industrialisa­tion de la Russie et donc à la lutte de classe prédominante entre le prolétariat et la bourgeoisie, elle dénonça pourtant parfaitement l'utilisation par la S-D de l'analyse antérieure de Marx considérant en 1848, comme par la suite, le tsarisme russe sous la forme du «rempart de la Réaction européenne» qu'il fallait miner par le soutien aux luttes de libération nationale, en particulier par la revendication de l'indépendance polonaise:
 «Le groupe social-démocrate avait prêté à la guerre le caractère d'une défense de la nation et de la civilisation allemandes; la presse social-démocrate elle, la proclama libératrice des peuples étrangers. Hindenbourg devenait l'exécuteur testamentaire de Marx et Engels.» (9).
Mais à côté de cette dénonciation de l'opération S-D consistant à met­tre le «testament de Marx» au service du militarisme prussien, elle s'accrocha à la vision «marxiste» de 1848 d'un programme national (la conception inter­nationale imposait encore au processus prolétarien la nécessité d'emprunter la voie capitaliste et bourgeoise de «prise du pouvoir politique» ou de «con­quête du pouvoir d'Etat» à l'intérieur des frontières de chaque pays):
   «Oui, les sociaux-démocrates doivent défendre leur pays lors des gran­des crises historiques. Et la lourde faute du groupe S-D du Reichstag est d'avoir solennellement proclamé dans sa déclaration du 4 août 1914: «A l'heure du danger, nous ne laisserons pas notre patrie sans défense», et d'avoir dans le même temps, renié ses paroles. Il a laissé la patrie sans défense à l'heu­re du plus grand danger. Car son premier devoir envers la patrie était à ce moment de lui montrer les dessous véritables de cette guerre impérialiste, de rompre le réseau de mensonges patriotiques et diplomatiques qui camouflait cet attentat contre la patrie; de déclarer haut et clair que, dans cette guerre, la victoire et la défaite étaient également funestes pour le peuple allemand; de résister jusqu'à la dernière extrémité à l'étranglement de la patrie au mo­yen de l'état de siège; de proclamer la nécessité d'armer immédiatement le peuple et de le laisser décider lui-même la question de la guerre ou de la paix; d'exiger avec la dernière énergie que la représentation populaire siège en per­manence pendant toute la durée de la guerre pour assurer le contrôle vigilant de la représentation populaire sur le gouvernement et du peuple sur la repré­sentation populaire; d'exiger l'abolition immédiate de toutes les limitations des droits politiques, car seul un peuple libre peut défendre avec succès son pays; d'opposer, enfin, au programme impérialiste de guerre ― qui tend à la conservation de l'Autriche et de la Turquie, c'est-à-dire de la réaction en Eu­rope et en Allemagne ― le vieux programme véritablement national des patriotes et des démocrates de 1848, le programme de Marx, Engels et Lasal­le: le mot d'ordre de grande et indivisible République allemande. Tel est le drapeau qu'il fallait déployer devant le pays, qui aurait été véritablement national, véritablement libérateur, et qui aurait répondu aux meilleures tradi­tions de l'Allemagne et de la politique de classe internationale du prolétariat.» (cf. Brochure de Junius, idem).

Ce type d'illusions restera profondément enraciné jusqu'au bout chez Rosa Luxemburg, malgré sa position par ailleurs radicale sur la question natio­nale proprement dite. Ainsi, dans sa brochure sur «La Révolution russe» (1918), publiée de façon posthume par Lévi (10), tout en développant une série de critiques radicales contre les bolcheviks et leurs mots d'ordre qualifiés de «petits-bourgeois» (droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, la terre aux paysans...), elle persistera dans sa défense de la démocratie bourgeoise à tra­vers son attachement aux élections et à l'Assemblée constituante:

«La révolution crée précisément, par la flamme qui l'anime, cette atmo­sphère politique vibrante, impressionnable, où les vagues de l'opinion publi­que, le pouls de la vie populaire agissent instantanément et de la façon la plus admirable sur les corps représentatifs. C'est ce qui explique les scènes émou­vantes bien connues au début de toutes les révolutions, où l'on voit des parle­ments réactionnaires ou très modérés, élus sous l'ancien régime par un suf­frage restreint, se transformer soudain en porte-paroles héroïques de la révo­lution, en organes de l'insurrection.» (!)

       A noter cependant que par rapport à 1905, elle reconnut l'importance des soviets comme structures de la dictature du prolétariat, en signalant le dépérissement rapide de toute vie politique en leur sein du fait de la confisca­tion du pouvoir par le Parti bolchevik:

      «... Ceux qui gouvernent en réalité, ce sont une douzaine de têtes émi­nentes, tandis qu'une élite de la classe ouvrière est convoquée de temps à autre à des réunions, pour applaudir aux discours des chefs, voter à l'unani­mité les résolutions qu'on lui présente, au fond par conséquent un gouverne­ment de coterie ― une dictature, il est vrai, non celle du prolétariat, mais celle d'une poignée de politiciens, c'est-à-dire une dictature au sens bourgeois, au sens de la domination jacobine (le recul des congrès des soviets de trois mois à six mois!!!).» (cf. «La Révolution russe», idem).

      De plus, se démarquant des thèses S-D, elle insista sur la nécessité abso­lue d'une dictature effective du prolétariat pour réaliser le socialisme, ce qui entre en contradiction totale, malgré ses dénégations, avec son attachement désuet aux formes de la démocratie formelle:

    «Le prolétariat, une fois au pouvoir, ne peut suivant le bon conseil de Kautsky, renoncer à la transformation socialiste sous prétexte que «le pays n'est pas mûr» et se vouer à la seule démocratie, sans se trahir lui-même et sans trahir en même temps l'internationale et la révolution. Il a le devoir et l'obligation, précisément, de se mettre immédiatement, de la façon la plus énergique, la plus inexorable, la plus brutale, à l'application des mesures socialistes, et par conséquent d'exercer la dictature, mais une dictature de classe, non celle d'un parti ou d'une clique, dictature de classe, c'est-à-dire avec la publicité la plus large, la participation la plus active, la plus illimitée, des masses populaires, dans une démocratie complète.» (idem)

      Baignant dans les erreurs du «concept marxiste» sur le Parti sans pou­voir le dépasser grâce à la succession des événements considérables qui allaient pourtant bouleverser les données objectives (guerre mondiale, révolution russe), Rosa Luxemburg s'accrocha à l'idée de régénérer le Parti prolétarien existant (S-D et IIe Internationale). Malgré ses critiques acerbes contre Kautsky dont elle avait compris bien avant 1914 que la fameuse «orthodo­xie» servait en fait de paravent idéologique au «révisionnisme» de Bernstein, elle envisagea la fusion du groupe de «l'Internationale», puis de «Spartacus» avec les S-D indépendants qui avaient rompu avec la S-D officielle en janvier 1917 et s'étaient constitués en Parti (USPD) en avril de la même année. Il fal­lut l'irruption du mouvement des masses en Allemagne (automne 1918) pour que Rosa Luxemburg applique enfin les aspects positifs du «concept mar­xiste». Elle fit passer dans la pratique son «retour à Marx» en dénonçant la politique social-démocrate lors de son Discours sur le programme de la Ligue Spartacus ou Parti communiste allemand (BPD) qui fut créé les 30 déc. 1918/ 1er janvier 1919 par la fusion principalement des spartakistes et des I BD (Communistes internationalistes d'Allemagne):

   «Entre les mains d'un Kautsky, le «marxisme» servit à dénoncer et à briser toute résistance contre le parlementarisme... Toute résistance de cette sorte était excommuniée comme anarchisme, comme anarcho-syndicalisme ou anti-marxisme. Le marxisme officiel servit de couverture à toutes les dévia-dons et à tous les abandons de la véritable lutte de classe révolutionnaire, à toute cette politique de demi-opposition qui condamnait la social-démocratie allemande, et le mouvement ouvrier en général, y compris le mouvement syn­dical à s'emprisonner volontairement dans les cadres et sur le terrain de la société capitaliste, sans volonté sérieuse de l'ébranler et de la faire sortir de ses gonds... Maintenant on peut voir ce qu'est cet ersatz du «marxisme», dans lequel se vautra si longtemps la social-démocratie allemande. Il n'y a qu'à regarder les David, Ebert et consorts... Non le marxisme ne conduit pas dans les rangs de ceux qui font avec les Scheidemann une politique contre-révolutionnaire! Le marxisme véritable lutte contre ceux qui cherchent à le falsifier.»

«Aujourd'hui, les circonstances nous permettent enfin de dire dans no­tre programme: «La tâche immédiate du prolétariat n'est autre que de faire du socialisme une vérité et un fait et de détruire le capitalisme de fond en comble!» Nous nous plaçons sur le terrain où étaient Marx et Engels en 1848. La dialectique historique nous ramène au point où se trouvaient Marx et Engels lorsqu'ils déroulèrent pour la première fois l'étendard du socialisme international.»

«Voilà donc, camarades, la base générale du programme que nous adop­tons aujourd'hui 'officieusement et dont vous avez eu le projet dans la brochu­re «Que veut Spartacus?». Il est en opposition consciente avec le point de vue défini dans le programme d'Erfurt, en opposition consciente avec toute sépa­ration des exigences immédiates et du but final, en opposition consciente avec un programme minimum pour une lutte politique et économique qui efface­rait le but final socialiste présenté comme le programme maximum. Il n'y a pas pour nous de programme minimum et de programme maximum: le socia­lisme est un et indivisible, et c'est là le «minimum» que nous avons à réaliser» (cf. Rosa Luxemburg et sa doctrine, idem).

  Mais alors que la prééminence du mouvement réel réclamait un dépasse­ment du «concept marxiste» sur le plan de l'organisation, y compris des aspects positifs mais limités de celui-ci, la conception de la Ligue Spartacus BDP demeura partitiste. Pourtant contrairement à 1905 et en liaison avec les leçons de 1917 en Russie, le rôle central des Conseils ouvriers avait été affir­mé:

«Ces diverses considérations nous dictent notre ligne de conduite pour assurer les bases de la réussite de la révolution, Il faut avant tout perfection­ner et étendre dans tous les sens le système des conseils d'ouvriers. Vous savez que la contre-révolution a entrepris un travail acharné pour démolir le systè­me des conseils d'ouvriers et de soldats: elle sait ce qu'elle fait...
... La révolution c'est l'école pratique des prolétaires: elle éduque en agissant. C'est ici le cas de le dire: au commencement se place l'action; et l'ac­tion doit consister en ce que les conseils d'ouvriers et de soldats se sentent appelés et apprennent à être le seul pouvoir public de tout le pays. Je pense que l'histoire ne nous rend pas la tâche aussi facile qu'elle l'était pour les révolutions bourgeoises; il ne suffit pas de renverser le pouvoir officiel au cen­tre et de le remplacer par quelques douzaines ou quelques milliers d'hommes nouveaux. Il faut que nous travaillions de bas en haut, et cela correspond justement au caractère de masse de notre révolution, dont les buts visent le fond de la constitution sociale; cela correspond au caractère de la révolu­tion prolétarienne actuelle: nous devons faire la conquête du pouvoir politi­que non par en haut, mais par en bas. Ce qui reste à faire maintenant, c'est diriger en pleine conscience la force entière du prolétariat contre les fonde­ments de la société capitaliste. A la base, où /entrepreneur particulier est en face de son esclave salarié! A la base où tous les organes d'exécution de la domination de classe sont en face des objets de cette domination, en face des masses! C'est là que nous devons arracher aux maîtres leurs moyens de puis­sance sur les masses.» (cf. Discours de Rosa sur le Programme, idem).

L'on peut juger ainsi que Rosa Luxemburg commençait à entrevoir l'organisation d'ensemble du prolétariat comme autre chose qu'un Parti, même qu'un Parti-produit du mouvement réel. Mais, il était toujours question d'un «but final» passant par la «conquête du pouvoir politique». La révolu­tion sociale à l'ordre du jour et le communisme vu comme l'oeuvre des masses elles-mêmes avaient donc encore besoin de la «direction politique» d'une Fraction-Conscience, d'un Parti-élite détenant les clés de l'histoire grâce à la possession du «Credo», c'est-à-dire du Programme communiste. La philoso­phie des Lumières continuait à accomplir ses ravages: la conception de l'orga­nisation révolutionnaire même comprise comme un produit du mouvement réel n'arrivait pas à rompre totalement avec la Logique de la Raison intro­duite dans l'Histoire.
«La Ligue Spartacus n'est pas un parti qui voudrait arriver par-dessus les masses ouvrières, ou par ces masses elles-mêmes, à établir sa domination; la Ligue Spartacus veut seulement être en toute occasion la partie du prolétariat la plus consciente du but commun: celle qui, à chaque pas du chemin parcou­ru par toute la large masse ouvrière, rappelle celle-ci à la conscience de ses tâches historiques; celle qui représente dans chaque stade particulier de la révolution son aboutissement final, et dans chaque question locale ou natio­nale les intérêts de la révolution mondiale des prolétaires.

(...) Si Spartacus s'empare du pouvoir, ce sera sous la forme de la volon­té claire, indubitable de la grande majorité des masses prolétariennes dans toute l'Allemagne, et pas autrement que comme la force de leur consciente adhésion aux perspectives, aux buts et aux méthodes de lutte propagées par la Ligue Spartacus.
(...) La victoire de Spartacus ne se place pas au commencement mais à la fin de la révolution; elle est identique à la victoire définitive des masses aux millions de têtes qui ne font que s'engager aujourd'hui sur le chemin du socia­lisme.» (cf. «Que veut la Ligue Spartacus?»)

La contre-révolution fomentée par le gouvernement social-démocrate et assumée par son «chien sanglant» Noske à la tête des Corps Francs réprima le soulèvement de Berlin en janvier 1919. Assassinée comme Barl Liebknecht, des milliers d'ouvriers et d'autres révolutionnaires, Rosa Luxemburg ne put contribuer à la clarification qui eut lieu par la suite dans la gauche allemande sur le problème de l'organisation, mais les jalons qu'elle avait posés furent à l'origine du développement de cette clarification.


A SUIVRE ... II. - LE DÉVELOPPEMENT DU CONCEPT «ULTRA-GAUCHE»



Texte disponible au format papier et complet ici 




 
1) Cf. Ed. Spartacus. série B, n. 56 - Choix de textes sous le titre général de Lucien Laurat: «Marxisme contre Dictature».
2) Le livre cité de Lénine est: «Un pas en avant. deux pas en arrière»; il représente pour Rosa Luxemburg «l'exposé systématique des vues de la tendance ultra-centraliste du Parti russe»!

3) Projet de statut pour l'organisation du Parti russe. POSDR. 
4) Toujours dans le même livre ― cf. note 2 ―. Lénine critiquait les intellectuels pour leurs penchants à l'individualisme et à l'anarchisme, donc pour leur aversion à l'égard de la discipline et de l'autorité absolue du Comité Central.
 5) Article repris avec le titre «Masse et Chefs» dans l'édition Spartacus déjà citée; cf. note 1. 

(6) Pour un historique de celle-ci. se reporter à la dernière partie de la brochure: «Le­çons de la révolution russe: I ― Les racines d'octobre 1917» éditée par le PIC―Jeune taupe et par Spartacus, série A, n. 50.
(7) Ces textes sont parus aux Ed. Spartacus sous le titre «L'Expérience belge de grève générale», série C. n. 5.
(8) C'est en Finlande où elle s'était réfugiée après sa libération (août 1906) et où elle discuta avec Lénine. Zinoviev et Bogdanov. que Rosa Luxemburg composa cette bro­chure ― disponible aux Ed. Spartacus. série B, n. 55.

(9) Cf. «Brochure de Junius ou la crise de la social-démocratie» ― Ed. La Taupe, Bru­xelles 1970. On peut trouver une présentation critique de ce texte, avec de larges extraits dans le Cahier Spartacus «Rosa Luxemburg et sa doctrine», série B. n. 80.
(10) Cf. Ed. Spartacus. série A, n. 4.