mercredi 19 août 2020

Vieilles lectures pour cet été (III) - Qu'est-ce qui fait courir les militants ?

Vieilles lectures pour cet été (III)

 

 Qu'est-ce qui fait courir les militants ?

 

 

En sortant ce livre de Bourdet (Yvon) d'un carton, on se demande toujours qui peut lire ce livre ? Dans quel but ? Il n’est pas inintéressant  même si sa prétention sociologique est assez chiante.

Dans cet ouvrage, Yvon Bourdet ne peut s'empêcher de distinguer “les militants généreux de ceux qui ne cherchent qu’à prendre la place de la minorité exploiteuse” comme si la frontière était aussi étanche, aussi pure. Cet extrait présenté ici propose un peu de nuance par rapport à une conclusion qui se veut « constructive » peut-être « genéreuse ». Accordons à Yvon Bourdet d’avoir défendu une perspective anti-léniniste. De plus, nous restons avec un bon souvenir de son ouvrage Clefs pour l'autogestion co-écrit avec Alain Guillerm.  Ce dernier comparait de manière totalement psychédélique  les grèves de novembre  1995 au mouvement Spartakiste dans  une préface à une réédition (aux éditions la Digitale) de son Le Luxembourgisme aujourd'hui. Mais cela, c’est un autre sujet...

 

 

Extrait de : Qu'est-ce qui fait courir les militants ? : analyse sociologique des motivations et des comportements, Stock, 1976. p 271-275.


  « [...] deux conceptions antagonistes divisent toujours les militants du mouvement révolutionnaire entre ceux qui croient nécessaire l'existence préalable d'un parti centralisé (tels les communistes et les trotskistes [6] et ceux qui font confiance aux capacités autogestionnaires des travailleurs.

Toutefois, évident au niveau des principes, ce dualisme ne se retrouve pas aussi nettement dans la pratique des mouvements réels. Les principaux partis se proclament à la fois « d'avant-garde » et « de masse » ; on a vu même des groupes qui se réclamaient de Mao prendre pour une théorie dialectique l'image du parti qui doit être comme un poisson dans l'eau et se donner pour tâche d'« impulser les luttes autonomes ». Cependant, les partisans les plus scrupuleux de la spontanéité ouvrière [7] dénonçaient la logomachie de cette prétendue dialectique comme une manipulation rusée des dirigeants maoïstes ; leur souci de ne pas intervenir en tant qu'appareil dans le mouvement spontané prolétarien leur ferait peut-être accepter l'image du poisson dans l'eau, pourvu que ce fût le « poisson soluble » des surréalistes.

  On rencontre ainsi, par passage à la limite dans la variation de l'essence, une sorte de degré zéro du militantisme, dans la mesure où aucune organisation ne doit préexister, ni même exister pour encadrer, diriger, impulser, prédire, pas même pour conseiller. Les conseils ouvriers se conseillent eux-mêmes, ils sont la source de tout conseil ; ils n'ont besoin d'aucune aide extérieure. Bien mieux, comme on l'a souvent remarqué en période révolutionnaire, ce sont les masses qui sont plus radicales que le comité central du parti, et qui osent plus que lui, comme l'a reconnu Trotski dans son Histoire de la révolution russe [8].

Quoi qu'il en soit de ce dernier point, il reste que la théorie de l'autonomie révolutionnaire du prolétariat met radicalement en question le rôle du militantisme. Car, en attendant que la classe ouvrière prenne ainsi en main son destin, que peut faire un groupe qui adopte cette thèse de l'autonomie ouvrière absolue ? A l'inverse d'une secte qui, poussant à la limite la thèse lénino-blanquiste de l'incapacité des ouvriers à se libérer par eux-mêmes, imposerait une « vérité » qu'elle est seule à percevoir, les autonomistes absolus, par leur souci de n'importer dans les masses aucun message (qui ne pourrait être que sectaire et sans fondement), se mettent en situation de n'avoir rien à faire, rien à dire. Et il est bien clair qu'aucun des rôles énumérés par Max Weber ne saurait leur convenir : ni prophètes, ni virtuoses, ni idéologues, ni prosélytistes, ils ne sont inscrits nulle part et ne sauraient même être taxés de « peu croyants », puisqu'ils ne professent aucune doctrine établie, leur plate-forme pouvant, à chaque instant — comme ils le répétaient à la dernière page de chacun des numéros de leurs publications — être remise en cause, en tout ou en partie. Aucune de nos figures ne leur convient davantage, et pourtant ils se proclament « militants ». De fait, pendant quelque quinze ans, ils prirent sur leur temps libre pour se réunir, pour mettre au point et diffuser leur périodique [9], tout en se privant de toutes les satisfactions qu'une telle activité journalistique pouvait leur procurer : en effet, d'après leur propre doctrine, ils n'enseignaient rien ; ils ne se donnaient pas pour des « maîtres à penser » ; leur mensuel ne leur rapportait rien, il va sans dire, sur le plan financier, et pas davantage en ce qui concerne les petites vanités d'auteur, puisque leurs articles n'étaient pas signés.

Sur ce dernier point, cependant, il ne faudrait pas trop se fier aux apparences ; certes, ils ne se lassaient pas de répéter que « les idées ne sont pas une marchandise porteuse de son étiquette [10] », mais les gens d'I.C.O. ne pouvaient faire que leurs textes — même dépourvus de signatures individuelles — ne portent « la marque d'I.C.O. ». Cette étiquette, très apparente sur leur mensuel, désignait parfaitement son produit comme tout autre de n'importe quelle société anonyme, commerciale ou philanthropique. Dans Le Figaro ou dans L'Humanité, par exemple, les textes non signés n'en portent pas moins (et plutôt plus que moins) l'étiquette du groupe qui les publie. S'il avait développé correctement les conséquences de sa thèse selon laquelle « les idées ne sont pas une marchandise porteuse de son étiquette » (ce qui, soit dit en passant, relève d'un idéalisme un peu candide), le groupe « I.C.O. » aurait dû renoncer à son sigle ; ses textes auraient dû être distribués d'une façon entièrement anonyme, sans aucune marque de fabrique, aucune mention d'origine, aucun signe de reconnaissance, à la manière de certaines inscriptions murales de Mai 68. Or, pendant quinze ans, les gens d' « I.C.O. » ont conservé leur image de marque ; dès lors, pour être collective, leur signature n'en jouait pas moins son rôle. Cela donnait assurément, surtout à l'extérieur, une plus grande apparence d'homogénéité au groupe ; n'importe quel membre — même celui qui n'écrivait jamais rien — bénéficiait du prestige que valait au groupe la publication de son périodique. Au contraire, des signatures individuelles auraient fait apparaître qu'aux lieu et place du « groupe », c'étaient toujours les mêmes deux ou trois personnes qui rédigeaient les papiers.

L'Internationale situationniste [11]  et le groupe « Noir et Rouge » [12] ont bien révélé que, sur ce point, malgré la volonté sincère de pratiquer l'égalité, une rotation des tâches était difficile à réaliser.

Quant à celui qui rédige, il ne se sent pas frustré ; qu'on le veuille ou non, son rôle lui donne le statut de primus inter pares ; l'autorité discrète que lui vaut ce qu'il écrit, renforcée par le fait que les autres membres du groupe savent qu'il ne signe pas (car l'anonymat n'est qu'à l'usage des lecteurs et de quelques membres de province) , peut lui procurer une satisfaction affective assez proche de celle de la « sainteté », et qu'en tout cas on peut préférer à la griserie des batteurs d'estrade.

En réalité, comme on le voit, les militants du groupe « I.C.O. », pas plus que ceux qui publiaient les Cahiers de Mai, ne réussissaient à pratiquer leur théorie ou leur absence affichée de théorie ; ils ne pouvaient réduire leur rôle à celui d'informateurs neutres qui se seraient limités à divulguer certaines luttes ouvrières au-delà du milieu où elles s'étaient produites ; ils savaient bien que les récits qu'ils diffusaient n'étaient pas n'importe quels récits. Auraient-ils (sauf pour s'en moquer) imprimé la narration enthousiaste d'un syndicaliste néophyte qui aurait mis en valeur, dans la conduite d'une grève, les interventions proclamées efficaces et généreuses des permanents d'un grand parti politique ? Il est vrai que leur image de marque elle-même autocensurait déjà leurs correspondants éventuels. Ainsi (et c'est en quoi leur cas est intéressant) , sans réaliser aucune des figures classiques du militantisme, les gens d' « I.C.O. » furent et sont des militants qui permettent d'observer, sous une forme résiduelle, l'essence purifiée du militantisme. Cette essence se définit par la volonté ou par le besoin d'être utile à l'humanité [13] grâce à la diffusion (ou, si l'on veut, la simple transmission) du message authentique (c'est-à-dire non manipulé par les appareils des minorités qui imposent leur « direction ») de la classe ouvrière autonome en lutte pour son émancipation.

Notes 

6. On peut se souvenir, cependant, qu'après la parution de Que faire ? Trotski - avec la même vivacité que Rosa Luxemburg critiqua la thèse de Lénine. (Voir Nos tâches politiques [Paris, Denoël, 1970, 220 p.].)

7. Ce sont, en général, des groupes qui se réfèrent à l'expérience des conseils ouvriers, et que, de ce fait, on désigne parfois du nom de « conseillistes ». On reviendra sur le cas de l'un d'eux : « Informations, correspondance ouvrières », issu d'une scission de « Socialisme ou Barbarie » (1958-1973).

8. Voir à ce sujet mon étude : « Le parti révolutionnaire et la spontanéité des masses », in Communisme et marxisme, op. cit., p. 13-37.

9. Informations, liaisons ouvrières, fondé en 1958, et qui continua à paraître, sous un titre modifié (en 1960) : Informations, correspondance ouvrières, jusqu'en 1973.

10. Informations, correspondance ouvrières, n° 118, juin 1972, p. 30. Voir aussi dans le supplément au même numéro d'I.C.O., Liaisons 8, le texte intitulé : « Encore au sujet de l'anonymat ».

11. La Véritable Scission dans l'Internationale. Circulaire publique de l'Internationale situationniste, op. cit., p. 72 et suiv.

12. Noir et Rouge, Cahiers d'études anarchistes, n° 46, juin 1970, p. 16.

13. On sait que depuis ses dissertations d'adolescent et jusqu'à sa mort Marx s'est dit animé d'un tel souci ; son gendre, Paul Lafargue, rapporte que son mot de prédilection était : « Travailler pour l'humanité. » (Persönliche Erinnerungen, 1890-1891, cité par Nicolaïevski et Maenchen-Helfen : La Vie de Karl Marx, op. cit., p. 29.) Voir aussi la célèbre lettre de Karl Marx à Siegfried Meyer. du 30 avril 1867. De même, Kroupskaïa a dit de Lénine : « Son coeur battait d'un ardent amour pour tous les travailleurs et les opprimés. » (Cité par Medvedev, Le Stalinisme, op. cit., p. 385.)

jeudi 13 août 2020

Les aventures de la conscience de classe [ Fin ]

 Les aventures de la conscience de classe [Fin]

 Matériaux pour une émission (28)

Voici notre conclusion sur le choix de textes sur la conscience de classe. Ceci débouchera probablement sur une émission plus certainement sur une brochure. 


Apposer « conscience » à « classe » ne produit pas à notre avis un sens supplémentaire et acceptable à l’optique qui nous intéresse.

Tout d’abord, parce qu’elle peut réduire l’approche au niveau d’une conception utilitariste.

Les classes existent, et on ne voit pas au niveau élémentaire, quotidien, ce qui pourrait retirer toute « conscience » à n’importe quel individu se mouvant dans l'existence, même si la question du « choix » et de la « liberté » de celle-ci paraît plus épineuse. La problématique est encore plus périlleuse quand elle s’occupe d’agrégats d'individus se pensant uniques et se croyant faire « classe ».

Il ne s’agit pas de nier l’existence de la conscience ou des classes, mais d’indiquer que cette locution peut également basculer et à chaque instant dans un pur sociologisme.

Les conséquences de ce sociologisme, c’est d’en rester là, c’est-à-dire dans une approche éternelle, fixe, descriptive de l’assignation et de s’en contenter dans un rapport au monde, jusque dans les combats et ses perspectives sisyphéennes et pour le dire plus méchamment syndicales.

La conscience de classe indique telle autre chose que la littéralité de la compréhension d’une opposition ? Ne peut-elle pas par exemple, en rester simplement au niveau de la haine et du ressentiment ?

Les promoteurs basiques de la « conscience de classe » y adjoignent non sans raffinement une théorie des « niveaux » de celle-ci, c’est-à-dire une théorie hiérarchique, dont les fins sont assez systématiquement la défense partidaire, comme seule médiation capable de hisser le niveau de cette « conscience » pauvre au niveau du combat de l'infaillible Parti ou de l’organisation et au bénéfice de ceux qui prétendent prendre les places (mêmes symboliques).

Mais nos époques sont fantastiques et les obsessions dirigistes empruntent de nos jours des chemins variables et bien dissimulés comme celui de l’horizontalité autoritaire ou de la démocratie des « premiers concernés » par leurs médiatisations.

Cette nouvelle-ancienne bourgeoisie de la conscience mesure la « radicalité » de telle ou telle grève/lutte par rapport à telle autre.

Ainsi telle lutte « est allée le plus loin » alors que systématiquement elle a vite échappé aux travailleurs au profit des intérêts de racketteurs (et racketteuses) politiques rivaux et professionnels.

Les alchimistes de la conscience perdue du « peuple » ou du « prolétariat » tentent tout pour que le pouvoir ne tombe pas dans la rue ou pour qu’il s’y fracasse très lourdement pour le ramasser ensuite.

Plus l'affrontement entre le capital et le travail exclut les prétentions des directions politiques, plus l'obsession dirigiste s’affirme, quand elles ne tentent pas de le dissoudre dans des chapelets infinis « d’oppressions » à combattre.

Il est possible de le constater avec leurs « bons conseils » et leurs abondantes interjections aux prolétaires qui rendent d’ailleurs leurs discours ennuyeux et sirupeux. Rien de pire pour susciter légitimement l'apathie et le retrait.

Il ne s’agit pas pour autant ici d'idéaliser ou de « suivre » les prolétaires [1] même en mouvement.

Pourquoi ? Parce que nous sommes nous-mêmes des prolétaires. Il n’y a que des gens extérieurs qui suivent ou qui se pensent sur l’avant-scène d’un théâtre d’opérations (politicien) en ce temps totalement imaginaire.

Les aventures fétichistes de la conscience et de son roman masque la richesse pratique des relations sociales de production dans lesquelles nous sommes insérés. Elles sont de chaires et de fluides divers, violentes, plus plastiques et imprévisibles que les réductions économicistes ou même culturalistes. Elles surprennent même les bedeaux de l’économisme [2] et déroutent toujours autant les théoriciens en pyjamas de la prochaine transcroissance.

Que l’on ne nous accuse surtout pas de ne pas vouloir comprendre et d’expliquer le monde ! Mais que l’on nous permette la faveur de l’entrevoir sous d’autres prismes que celui du réifié.

Peut-être que la brochure à paraître pourrait porter comme titre Que faire de la conscience de classe ? Il nous semble déjà difficile de ne pas tomber dans certains écueils. Mais on se devra d’articuler nécessairement notre propos à une perspective, celle du communisme et de ces moyens, qui passent assurément par une révolution. Mais laquelle, serait-on tenté d’ajouter puisque ce terme est si fatigué.

S'agit-il de défendre une nouvelle synthèse (ronflante), à savoir celle de la conscience de classe révolutionnaire communiste ?

Cette interrogation peut sembler paradoxale car elle est aussi superfétatoire que complexe, non par elle-même mais parce que l’époque est aussi volatile que concentrée et totale. Elle rend donc le fait même de se dire révolutionnaire difficile, sauf à imaginer des arrières mondes d'où viendraient des codes (puritains) pour cette métempsychose libertaire.

Une compréhension purement « classiste » du réel peut donner quelques armes efficaces pour nous défendre contre l’idéologie et son ordre dominant (constructiviste, subjectivant et dissolvant) c’est-à-dire celui où il n’y a pas d'objectivité mais que des interprétations.

Mais elle ne semble plus être portée de ce souffle perdu dans le dédale de la scintillante marchandise.

Dommage pour les divulgateurs bénévoles de la conscience ou les humanitaires de la science de la plus-value.

Il est possible de penser que la meilleure des approches soit encore celle de n’avoir aucune illusion et d’en finir définitivement avec toute forme d’espérance de principe.

  

Vosstanie le 14 août 2020


Notes

[1]Voir la préface à Quand le peuple est populaire.

[2]Nous ne voyons rien de répréhensible à vouloir gagner plus tout en travaillant moins...


mardi 11 août 2020

Une définition du « Pouvoir Populaire »

Une définition du « pouvoir populaire »

Le « pouvoir populaire » est une plaisanterie de radicaux bourgeois. Le plus souvent il s'agit de l'ensemble des structures de collaboration de classes, de commissions de gestion, ou de cogestion, où le prolétariat se dissout en tant que producteur de richesses pour s'asphyxier dans la masse indifférenciée des consommateurs. C'est l'unification, non pas du prolétariat, mais des arrières-gardes bureaucratiques qui croient diriger quelque chose.





dimanche 9 août 2020

Vieilles lectures pour cet été (II) : "Tuta blu" de Tommaso Di Ciaula

Vieilles lectures pour cet été (II) :  
"Tuta blu" de Tommaso Di Ciaula
Dans la préface au livre de Tommaso Di Ciaula,  "Tuta blu" (bleu de travail) (1) édité en  1982 chez Actes Sud, le traducteur Jean Guichard  indique que Di Ciaula est "un personnage contradictoire qui se dessine donc peu à peu. il dit "nous: les ouvriers", expression d'une conscience de classe très aiguë et d'un sens profond de la solidarité ouvrière, mais, loin de tout ouvriérisme, il dit aussi que les ouvriers sont des cons aliénés par la voiture et le football ; il dit sa nostalgie de la campagne, sa tristesse déchirante de la voir disparaître, mais il ne prêche pas pour autant le retour à la terre. II ne prêche rien, d'ailleurs, il regrette que les ouvriers ne participent pas plus, et de façon moins simiesque, à la lutte politique, mais il explique quelques pages plus loin avec autant de conviction qu'il n'a rien à foutre de cette politique où tout le monde putasse avec n'importe qui pourvu que ça rapporte des voix". 
Grace à ce bon vieux marque page qu'on avait oublié ou parce qu'on avait envie de noter quelques lignes on rapporte ici un passage sur les "prolétarisés" contre les "privilèges bourgeois".
Extrait

   Spécialistes du mouvement ouvrier, partis de gauche, tonnes de livres sur le mouvement ouvrier qui finalement sont de l'ostrogoth incompréhensible précisément pour les ouvriers. Conférences, débats, tables rondes, etc. Les résultats ? Les résultats sont que les ouvriers sont plus dans la merde qu'avant. La vérité, c'est que tous s'en foutent de la vie réelle que mène l'ouvrier, chacun pense à ses affaires et nous sommes leurs rampes de lancement.

Il est maintenant temps de parler clair, tous doivent parler clair, il y en a assez des langages à double sens, celui qui a un langage difficile, qu'il aille se faire foutre, quel qu'il soit : député, président, docteur, avocat, spécialiste, communiste, socialiste, syndicaliste..., se méfier des langages hermétiques et bourgeois, à mort les bavardages, nous voulons des faits. Nous voulons de vrais ouvriers, ceux qui l'ont dans le cul du matin au soir directement à la production, ceux-là et seulement ceux-là peuvent parler des problèmes de la classe ouvrière, parce que celui qui n'éprouve pas la dureté de la pioche et du marteau ne pourra jamais se rendre compte des problèmes réels des travailleurs, même si on le tue.

Ils ont le droit de parler de leurs problèmes, tous, même les sans licence, les sans diplôme et autres conneries, qu'ils s'expriment tous même avec leurs gros mots, leurs erreurs, leurs horreurs, en dialecte, mais tous doivent faire entendre leur voix, surtout quand on discute de leurs problèmes. Tandis qu'aujourd'hui ce qui se produit, c'est que celui qui veut parler de ses problèmes, s'il n'est pas cultivé il n'écrit pas, il a peur, il a honte, il est intimidé, tandis que celui qui est cultivé et qui écrit bien se sent le droit d'écrire, même au nom des autres.

 

Note
 
(1) Titre en italien : Tuta blu. Ire, ricordi e sogni di un operaio del Sud.

samedi 1 août 2020

Vieilles lectures pour cet été (I) : Le point de vue d'Henri Lefebvre sur les situationnistes

Vieilles lectures pour cet été (I)

Le point de vue d'Henri Lefebvre sur les situationnistes

L’été surtout celui-ci, on a plus de temps pour faire un peu de rangement et on trouve derrière cette étagère ou s’est accumulé des vieux papiers, des vieux bouquins qu’on pensait avoir égarés.

Le premier extrait souligné en son temps témoigne d’un intérêt d’une autre époque. Il exprime le point de vue d’Henri Lefebvre sur ses anciens amis, les situationnistes. On le trouvera dans le livre Le temps des méprises publié en 1975 aux éditions Stock. Il s’agit d’un long entretien, d'une conservation et on y découvrira un H.Lefebvre étonnant...


« Je crois qu'il y a eu là une authentique avant-garde ; par la suite, le mouvementent situationniste est devenu à la fois efficace et dépérissant. La richesse du début de cette invention de situations s'est perdue et fixer ; ils sont devenus spécialistes de l'injure et aussi du mot d'ordre immédiatement efficace, par exemple les graffiti dans le genre : « Ne travaillez plus, jouissez. », C'était bien dans la ligne des débuts, mais, à mon avis, c'est appauvri par rapport à l'idée de l'invention, de la création de situations nouvelles, idée utopique mais pas tellement, puisque, effectivement, nous avons vécu ou créé une situation nouvelle, celle de l'effervescence dans l'amitié, celle de la micro-société subversive et révolutionnaire en plein cœur d'une société qui, d'ailleurs, l'ignorait. C'est uniquement là-dessus que je veux insister aujourd'hui. Les livres publiés par mes ex-amis ne manquent pas d'intérêt, mais celui de Vaneigem, Traité de savoir-vivre, fonde un nouvel élitisme soi-disant de gauche... L'élitisme ? Pourquoi pas ! Subversif ? Révolutionnaire ? Quelle ironie ! Comment ? Par quelles médiations ? L'élitisme uni à l'autogestion ! C'est du Stirner proudhonisé. Marx a dit de façon assez cocasse que les mouvements de gauche et les marxistes français échouaient toujours dans le stirnerianisme proudhonisé. Je sais que ce danger me guette. Je l'évite. Chez Vaneigem, il consiste en un mélange d'individualisme et d'autogestion conçus à la manière proudhonienne comme une autosuffisance à la base, en négligeant les problèmes globaux, et notamment les problèmes de l'État. Les livres de Vaneigem n'en sont pas moins intéressants. Quant au livre de Debord sur la « société du spectacle », il ne me paraît ni plus ni moins important que ceux de Mc-Luhan. Il caractérise la société contemporaine par un de ses traits sociologiques, c'est-à-dire la mise en images du spectacle. Le livre de Debord se présente comme une série de thèses. Ses petits copains et lui ont lancé des mots d'ordre antisociologiques avec lesquels je ne suis pas d'accord. Je n'aime pas tellement la sociologie en tant que science spécialisée et qui ne veut voir que sous l'angle de sa spécialisation les problèmes globaux, qui donc les occulte ; je trouve que tous les sociologues font du sociologisme. La Société du spectacle est un livre imprégné de sociologisme. Le politique, l'étatique n'y apparaissent pas. C'est encore une manière de rejeter dans l'ombre les problèmes de l'État. Je pense que ce mouvement situationniste s'est appauvri à partir de la confuse richesse des débuts. Il en est mort. Il n'empêche pas la vie quotidienne de rester un concept théorique et critique.

J'ai oublié de dire que mes ex-amis situationnistes s'étaient beaucoup agités à propos de cette revue Arguments, à la mort de laquelle j'avais d'ailleurs contribué. Dans une réunion, j'avais expliqué (Axelos, Duvignaud et Morin étaient là) que la revue Arguments avait fait son temps, qu'elle avait donné tout ce qu'elle pouvait donner ; alors mes amis situationnistes, encore mes amis, se sont agités et ont tenté une manœuvre qui consistait à remplacer Arguments par l'Internationale situationniste, leur revue.

Je montre l'ambiance ; c'est le côté détestable du parisianisme, de ces chapelles qui se livrent des combats, des luttes à mort. » p.160-161