Vieilles lectures pour cet été (I)
Le point de vue d'Henri Lefebvre sur les situationnistes
L’été surtout celui-ci, on a plus de temps pour faire un peu de
rangement et on trouve derrière cette étagère ou s’est accumulé
des vieux papiers, des vieux bouquins qu’on pensait avoir égarés.
Le premier extrait souligné en son temps témoigne d’un
intérêt d’une autre époque. Il exprime le point de vue d’Henri
Lefebvre sur ses anciens amis, les situationnistes. On le trouvera
dans le livre Le temps des méprises publié en 1975 aux éditions
Stock. Il s’agit d’un long entretien, d'une conservation et on y
découvrira un H.Lefebvre étonnant...
« Je crois qu'il y a eu là une authentique avant-garde ; par la suite, le mouvementent situationniste est devenu à la fois efficace et dépérissant. La richesse du début de cette invention de situations s'est perdue et fixer ; ils sont devenus spécialistes de l'injure et aussi du mot d'ordre immédiatement efficace, par exemple les graffiti dans le genre : « Ne travaillez plus, jouissez. », C'était bien dans la ligne des débuts, mais, à mon avis, c'est appauvri par rapport à l'idée de l'invention, de la création de situations nouvelles, idée utopique mais pas tellement, puisque, effectivement, nous avons vécu ou créé une situation nouvelle, celle de l'effervescence dans l'amitié, celle de la micro-société subversive et révolutionnaire en plein cœur d'une société qui, d'ailleurs, l'ignorait. C'est uniquement là-dessus que je veux insister aujourd'hui. Les livres publiés par mes ex-amis ne manquent pas d'intérêt, mais celui de Vaneigem, Traité de savoir-vivre, fonde un nouvel élitisme soi-disant de gauche... L'élitisme ? Pourquoi pas ! Subversif ? Révolutionnaire ? Quelle ironie ! Comment ? Par quelles médiations ? L'élitisme uni à l'autogestion ! C'est du Stirner proudhonisé. Marx a dit de façon assez cocasse que les mouvements de gauche et les marxistes français échouaient toujours dans le stirnerianisme proudhonisé. Je sais que ce danger me guette. Je l'évite. Chez Vaneigem, il consiste en un mélange d'individualisme et d'autogestion conçus à la manière proudhonienne comme une autosuffisance à la base, en négligeant les problèmes globaux, et notamment les problèmes de l'État. Les livres de Vaneigem n'en sont pas moins intéressants. Quant au livre de Debord sur la « société du spectacle », il ne me paraît ni plus ni moins important que ceux de Mc-Luhan. Il caractérise la société contemporaine par un de ses traits sociologiques, c'est-à-dire la mise en images du spectacle. Le livre de Debord se présente comme une série de thèses. Ses petits copains et lui ont lancé des mots d'ordre antisociologiques avec lesquels je ne suis pas d'accord. Je n'aime pas tellement la sociologie en tant que science spécialisée et qui ne veut voir que sous l'angle de sa spécialisation les problèmes globaux, qui donc les occulte ; je trouve que tous les sociologues font du sociologisme. La Société du spectacle est un livre imprégné de sociologisme. Le politique, l'étatique n'y apparaissent pas. C'est encore une manière de rejeter dans l'ombre les problèmes de l'État. Je pense que ce mouvement situationniste s'est appauvri à partir de la confuse richesse des débuts. Il en est mort. Il n'empêche pas la vie quotidienne de rester un concept théorique et critique.
J'ai oublié de dire que mes ex-amis situationnistes s'étaient beaucoup agités à propos de cette revue Arguments, à la mort de laquelle j'avais d'ailleurs contribué. Dans une réunion, j'avais expliqué (Axelos, Duvignaud et Morin étaient là) que la revue Arguments avait fait son temps, qu'elle avait donné tout ce qu'elle pouvait donner ; alors mes amis situationnistes, encore mes amis, se sont agités et ont tenté une manœuvre qui consistait à remplacer Arguments par l'Internationale situationniste, leur revue.
Je montre l'ambiance ; c'est le côté détestable du parisianisme, de ces chapelles qui se livrent des combats, des luttes à mort. » p.160-161