Vieilles lectures pour cet été (III)
Qu'est-ce qui fait courir les militants ?
En sortant ce livre de Bourdet (Yvon) d'un carton, on se demande toujours qui peut lire ce livre ? Dans quel but ? Il n’est pas inintéressant même si sa prétention sociologique est assez chiante.
Dans cet ouvrage, Yvon Bourdet ne peut s'empêcher de distinguer “les militants généreux de ceux qui ne cherchent qu’à prendre la place de la minorité exploiteuse” comme si la frontière était aussi étanche, aussi pure. Cet extrait présenté ici propose un peu de nuance par rapport à une conclusion qui se veut « constructive » peut-être « genéreuse ». Accordons à Yvon Bourdet d’avoir défendu une perspective anti-léniniste. De plus, nous restons avec un bon souvenir de son ouvrage Clefs pour l'autogestion co-écrit avec Alain Guillerm. Ce dernier comparait de manière totalement psychédélique les grèves de novembre 1995 au mouvement Spartakiste dans une préface à une réédition (aux éditions la Digitale) de son Le Luxembourgisme aujourd'hui. Mais cela, c’est un autre sujet...
Extrait de : Qu'est-ce qui fait courir les militants ? : analyse sociologique des motivations et des comportements, Stock, 1976. p 271-275.
« [...] deux conceptions antagonistes divisent toujours les militants du mouvement révolutionnaire entre ceux qui croient nécessaire l'existence préalable d'un parti centralisé (tels les communistes et les trotskistes [6] et ceux qui font confiance aux capacités autogestionnaires des travailleurs.
Toutefois, évident au niveau des principes, ce dualisme ne se retrouve pas aussi nettement dans la pratique des mouvements réels. Les principaux partis se proclament à la fois « d'avant-garde » et « de masse » ; on a vu même des groupes qui se réclamaient de Mao prendre pour une théorie dialectique l'image du parti qui doit être comme un poisson dans l'eau et se donner pour tâche d'« impulser les luttes autonomes ». Cependant, les partisans les plus scrupuleux de la spontanéité ouvrière [7] dénonçaient la logomachie de cette prétendue dialectique comme une manipulation rusée des dirigeants maoïstes ; leur souci de ne pas intervenir en tant qu'appareil dans le mouvement spontané prolétarien leur ferait peut-être accepter l'image du poisson dans l'eau, pourvu que ce fût le « poisson soluble » des surréalistes.
On rencontre ainsi, par passage à la limite dans la variation de l'essence, une sorte de degré zéro du militantisme, dans la mesure où aucune organisation ne doit préexister, ni même exister pour encadrer, diriger, impulser, prédire, pas même pour conseiller. Les conseils ouvriers se conseillent eux-mêmes, ils sont la source de tout conseil ; ils n'ont besoin d'aucune aide extérieure. Bien mieux, comme on l'a souvent remarqué en période révolutionnaire, ce sont les masses qui sont plus radicales que le comité central du parti, et qui osent plus que lui, comme l'a reconnu Trotski dans son Histoire de la révolution russe [8].
Quoi qu'il en soit de ce dernier point, il reste que la théorie de l'autonomie révolutionnaire du prolétariat met radicalement en question le rôle du militantisme. Car, en attendant que la classe ouvrière prenne ainsi en main son destin, que peut faire un groupe qui adopte cette thèse de l'autonomie ouvrière absolue ? A l'inverse d'une secte qui, poussant à la limite la thèse lénino-blanquiste de l'incapacité des ouvriers à se libérer par eux-mêmes, imposerait une « vérité » qu'elle est seule à percevoir, les autonomistes absolus, par leur souci de n'importer dans les masses aucun message (qui ne pourrait être que sectaire et sans fondement), se mettent en situation de n'avoir rien à faire, rien à dire. Et il est bien clair qu'aucun des rôles énumérés par Max Weber ne saurait leur convenir : ni prophètes, ni virtuoses, ni idéologues, ni prosélytistes, ils ne sont inscrits nulle part et ne sauraient même être taxés de « peu croyants », puisqu'ils ne professent aucune doctrine établie, leur plate-forme pouvant, à chaque instant — comme ils le répétaient à la dernière page de chacun des numéros de leurs publications — être remise en cause, en tout ou en partie. Aucune de nos figures ne leur convient davantage, et pourtant ils se proclament « militants ». De fait, pendant quelque quinze ans, ils prirent sur leur temps libre pour se réunir, pour mettre au point et diffuser leur périodique [9], tout en se privant de toutes les satisfactions qu'une telle activité journalistique pouvait leur procurer : en effet, d'après leur propre doctrine, ils n'enseignaient rien ; ils ne se donnaient pas pour des « maîtres à penser » ; leur mensuel ne leur rapportait rien, il va sans dire, sur le plan financier, et pas davantage en ce qui concerne les petites vanités d'auteur, puisque leurs articles n'étaient pas signés.
Sur ce dernier point, cependant, il ne faudrait pas trop se fier aux apparences ; certes, ils ne se lassaient pas de répéter que « les idées ne sont pas une marchandise porteuse de son étiquette [10] », mais les gens d'I.C.O. ne pouvaient faire que leurs textes — même dépourvus de signatures individuelles — ne portent « la marque d'I.C.O. ». Cette étiquette, très apparente sur leur mensuel, désignait parfaitement son produit comme tout autre de n'importe quelle société anonyme, commerciale ou philanthropique. Dans Le Figaro ou dans L'Humanité, par exemple, les textes non signés n'en portent pas moins (et plutôt plus que moins) l'étiquette du groupe qui les publie. S'il avait développé correctement les conséquences de sa thèse selon laquelle « les idées ne sont pas une marchandise porteuse de son étiquette » (ce qui, soit dit en passant, relève d'un idéalisme un peu candide), le groupe « I.C.O. » aurait dû renoncer à son sigle ; ses textes auraient dû être distribués d'une façon entièrement anonyme, sans aucune marque de fabrique, aucune mention d'origine, aucun signe de reconnaissance, à la manière de certaines inscriptions murales de Mai 68. Or, pendant quinze ans, les gens d' « I.C.O. » ont conservé leur image de marque ; dès lors, pour être collective, leur signature n'en jouait pas moins son rôle. Cela donnait assurément, surtout à l'extérieur, une plus grande apparence d'homogénéité au groupe ; n'importe quel membre — même celui qui n'écrivait jamais rien — bénéficiait du prestige que valait au groupe la publication de son périodique. Au contraire, des signatures individuelles auraient fait apparaître qu'aux lieu et place du « groupe », c'étaient toujours les mêmes deux ou trois personnes qui rédigeaient les papiers.
L'Internationale situationniste [11] et le groupe « Noir et Rouge » [12] ont bien révélé que, sur ce point, malgré la volonté sincère de pratiquer l'égalité, une rotation des tâches était difficile à réaliser.
Quant à celui qui rédige, il ne se sent pas frustré ; qu'on le veuille ou non, son rôle lui donne le statut de primus inter pares ; l'autorité discrète que lui vaut ce qu'il écrit, renforcée par le fait que les autres membres du groupe savent qu'il ne signe pas (car l'anonymat n'est qu'à l'usage des lecteurs et de quelques membres de province) , peut lui procurer une satisfaction affective assez proche de celle de la « sainteté », et qu'en tout cas on peut préférer à la griserie des batteurs d'estrade.
En réalité, comme on le voit, les militants du groupe « I.C.O. », pas plus que ceux qui publiaient les Cahiers de Mai, ne réussissaient à pratiquer leur théorie ou leur absence affichée de théorie ; ils ne pouvaient réduire leur rôle à celui d'informateurs neutres qui se seraient limités à divulguer certaines luttes ouvrières au-delà du milieu où elles s'étaient produites ; ils savaient bien que les récits qu'ils diffusaient n'étaient pas n'importe quels récits. Auraient-ils (sauf pour s'en moquer) imprimé la narration enthousiaste d'un syndicaliste néophyte qui aurait mis en valeur, dans la conduite d'une grève, les interventions proclamées efficaces et généreuses des permanents d'un grand parti politique ? Il est vrai que leur image de marque elle-même autocensurait déjà leurs correspondants éventuels. Ainsi (et c'est en quoi leur cas est intéressant) , sans réaliser aucune des figures classiques du militantisme, les gens d' « I.C.O. » furent et sont des militants qui permettent d'observer, sous une forme résiduelle, l'essence purifiée du militantisme. Cette essence se définit par la volonté ou par le besoin d'être utile à l'humanité [13] grâce à la diffusion (ou, si l'on veut, la simple transmission) du message authentique (c'est-à-dire non manipulé par les appareils des minorités qui imposent leur « direction ») de la classe ouvrière autonome en lutte pour son émancipation.
Notes
6. On peut se souvenir, cependant, qu'après la parution de Que faire ? Trotski - avec la même vivacité que Rosa Luxemburg critiqua la thèse de Lénine. (Voir Nos tâches politiques [Paris, Denoël, 1970, 220 p.].)
7. Ce sont, en général, des groupes qui se réfèrent à l'expérience des conseils ouvriers, et que, de ce fait, on désigne parfois du nom de « conseillistes ». On reviendra sur le cas de l'un d'eux : « Informations, correspondance ouvrières », issu d'une scission de « Socialisme ou Barbarie » (1958-1973).
8. Voir à ce sujet mon étude : « Le parti révolutionnaire et la spontanéité des masses », in Communisme et marxisme, op. cit., p. 13-37.
9. Informations, liaisons ouvrières, fondé en 1958, et qui continua à paraître, sous un titre modifié (en 1960) : Informations, correspondance ouvrières, jusqu'en 1973.
10. Informations, correspondance ouvrières, n° 118, juin 1972, p. 30. Voir aussi dans le supplément au même numéro d'I.C.O., Liaisons 8, le texte intitulé : « Encore au sujet de l'anonymat ».
11. La Véritable Scission dans l'Internationale. Circulaire publique de l'Internationale situationniste, op. cit., p. 72 et suiv.
12. Noir et Rouge, Cahiers d'études anarchistes, n° 46, juin 1970, p. 16.
13. On sait que depuis ses dissertations d'adolescent et jusqu'à sa mort Marx s'est dit animé d'un tel souci ; son gendre, Paul Lafargue, rapporte que son mot de prédilection était : « Travailler pour l'humanité. » (Persönliche Erinnerungen, 1890-1891, cité par Nicolaïevski et Maenchen-Helfen : La Vie de Karl Marx, op. cit., p. 29.) Voir aussi la célèbre lettre de Karl Marx à Siegfried Meyer. du 30 avril 1867. De même, Kroupskaïa a dit de Lénine : « Son coeur battait d'un ardent amour pour tous les travailleurs et les opprimés. » (Cité par Medvedev, Le Stalinisme, op. cit., p. 385.)