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mardi 30 octobre 2018

Pour une théorie de la conscience - Matériaux pour une émission (21)


Pour une théorie de la conscience *




Cette méfiance latente à l'égard de la dialectique caractérise aussi bien le « marxisme orthodoxe » de la deuxième Internationale que le marxisme communiste. La mise en évidence, au delà des divergences politiques d'ordre souvent concurrentiel, d'une parenté occulte de ces deux grandes variantes du marxisme, constitue sans doute l'apport gnoséo-sociologique majeur de l'essai de Korsch (Marxisme et Philosophie NDE). Les disciples de Kautsky et ceux de Lénine sont également hostiles à la dialectique, encore que cette tendance anti- dialectique larvée fasse appel à des « théories de couverture » différentes selon les cas. Les uns comme les autres ont tendance à utiliser le marxisme non pas « comme une véritable théorie, c'est-à-dire l'expression générale et rien d'autre, du mouvement historique réel (Marx) [1]  , mais comme une « idéologie que l'on prend toute armée à l'extérieur [2] ». Korsch, on le voit, emploie le mot « idéologie » dans son acception marxiste-mannheimienne : un système d'idées déphasé par rapport au mouvement historique réel, autrement dit la cristallisation d'une forme de fausse conscience politique. Paul Mattick a particulièrement insisté sur ce dernier point [3] . Le combat contre le dogmatisme, véritable obsession intellectuelle de Korsch, ne relève donc pas du révisionnisme mais de la désaliénation.

Avec cette notion de l’ « idéologie » que l'on prend toute armée (fix und fertig) à l'extérieur, nous sommes au cœur du problème philosophique central de l'essai de K. Korsch : celui du caractère autonome ou hétéronome de la conscience de classe [4] . L'importance proprement philosophique du concept d'autonomie n'est plus à souligner : il suffit de rappeler les noms de Kant et de Piaget. En revanche, son rôle dans la théorie de la conscience de classe est bien moins étudié. La théorie marxiste n'a jamais pris une position nette dans cette question ; aussi bien sa conception de la conscience de classe a constamment oscillé entre les principes de l'autonomie et de l'hétéronomie. Marx a certes souligné sans équivoque que la libération du prolétariat doit être l'œuvre autonome de cette classe. La théorie léninienne du parti politique — théorie contre laquelle s'est insurgée Rosa Luxembourg — constitue en revanche une concession capitale au principe de l'hétéronomie : le parti est censé diriger « de l'extérieur » la lutte de classes. Cette théorie a donc préparé le chemin du stalinisme au sein duquel la tendance simplement hétéronomique de l'idéologie léniniste finira par dégénérer en véritable aliénation politique [5].

En généralisant l'usage de catégories comme « conscience de classe », « fausse conscience », « prise de conscience » ou « conscience possible » (L. Goldmann), le marxisme a d'autre part posé le problème général d'une philosophie de la conscience (Bewusstseinsphilosophie) mais il l'a posé sans parvenir à le résoudre faute d'un appareil conceptuel exempt d'équivoque. « Le marxisme a besoin d'une théorie de la conscience », a écrit M. Merleau-Ponty [6]. En fait, cette « théorie marxiste de la conscience » existe implicitement dans les applications concrètes plus ou moins fructueuses que permet par exemple la notion de conscience de classe. Mais c'est un édifice comportant des étages sans fondations ni rez-de-chaussée. Elle nous offre des applications théoriques mais aucune définition unanimement admise. La confusion intellectuelle qui caractérise la plupart des écrits marxistes consacrés au problème de l'aliénation, est sans doute la rançon de ce désarroi conceptuel. L'une des tâches philosophiques les plus urgentes de la réflexion marxiste non-dogmatique, est probablement la mise au point d'une théorie cohérente de la conscience politique, fondée sur des définitions précises et susceptibles d'être adoptées par la totalité ou la grosse majorité des chercheurs. Dans l'état actuel de la théorie marxiste une telle entreprise théorique a tout intérêt à suivre la méthode préconisée par le logicien allemand Sigwart : partir de l'analyse critique de certains concepts déjà « opérationnels » comme celui de « conscience de classe » ou de « fausse conscience », pour aboutir par voie reductive [7] à une définition de la notion marxiste de la conscience. En attendant, ceux qui manient ces concepts sans préparation philosophique suffisante, risquent de succomber à la séduction de la conception « cognitivo-manichéenne » (scientiste) de la conscience politique : la conscience de classe est un ensemble de théories sociologiques « adéquates à l'être » ; la fausse conscience est un ensemble de théories inadéquates, autrement dit : un ensemble d'erreurs. Faisant écho à la constatation de Merleau-Ponty, K. Axelos signale que pour le marxisme courant les notions de « conscience », « connaissance » et « pensée » étaient pratiquement des concepts interchangeables [8].

On comprend que l'interprétation cognitivo-manichéenne de la conscience politique convienne particulièrement au marxisme dogmatique dont elle satisfait à la fois l'orientation scientiste et la tendance manichéenne : vérité contre erreur, esprit scientifique contre irrationalisme [9]. Mais en l'acceptant, il sacrifie obligatoirement l'autonomie de la conscience de classe : une forme de prise de conscience peut être le fruit « immédiat » de la lutte sociale ; une théorie sociologique a besoin d'être élaborée par des spécialistes, d'origine non prolétarienne en principe. Nous avons déjà vu avec Korsch, qu'un certain refus — ou à tout le moins un certain degré de réticence — devant l'importance du composant dialectique du marxisme, constituait, au delà des divergences politiques, l'un des dénominateurs communs occultes du marxisme de la IIe et de la IIIe Internationale. En posant la question du caractère autonome ou hétéronome de la conscience de classe Korsch met le doigt — non sans lucidité car nous sommes en 1930 ! — sur un autre aspect de ce qu'il appelle la « totale solidarité théorique de la nouvelle orthodoxie communiste avec l'ancienne orthodoxie sociale-démocratique » [10].

Korsch évoque « la polémique de Kautsky dans la Neue Zeit (XXI, p. 68 sq.) contre le projet d'une nouvelle rédaction du projet de Hainfeld présenté en 1901 au Congrès du parti de Vienne. Ce projet affirme que le prolétariat s'élève à la conscience de la possibilité et de la nécessité du socialisme à travers les luttes que lui impose le capitalisme. Kautsky précise fort pertinemment le sens de cette phrase en disant : « Par suite, la conscience socialiste serait le résultat nécessaire, direct, de la lutte de classe prolétarienne. » Puis il continue textuellement : « Et cela est entièrement faux... Le socialisme et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s'engendrent pas l'un l'autre ; ils surgissent de prémisses différentes. La conscience socialiste d'aujourd'hui ne peut surgir que sur la base d'une profonde connaissance scientifique. En effet, la science économique contemporaine est autant une condition de la production socialiste que, par exemple, la technique moderne, et malgré tout son désir le prolétariat ne peut créer ni l'une ni l'autre : toutes deux surgissent du processus social contemporain. Or le porteur de la science n'est pas le prolétariat mais les intellectuels bourgeois : c'est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu'est né le socialisme contemporain, c'est par eux qu'il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement le plus développés (! ! !), qui l'introduisent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat là où les conditions le permettent. Ainsi donc, la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat  (! ! !), et non quelque chose qui en surgit spontanément. »[11].

Voici un texte qui a au moins le mérite de la franchise. Or Lénine, qui s'attaque au même problème dès 1902, dans Que faire ?, abonde dans le sens de Kautsky dont il reproduit les « paroles profondément justes et significatives » [12] : mais oui, la conscience de classe n'est pas un produit « spontané » de la lutte ; elle doit être importée du dehors. Il « ne saurait être question d'une idéologie indépendante élaborée par des masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur mouvement » (Lénine, op. cit., p. 41 ; Korsch, op. cit., p. 36, note). « L'histoire de tous les pays atteste que, livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu'à une conscience trade-unioniste, c'est-à-dire à la conviction qu'il faut s'unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telle ou telle loi nécessaire aux ouvriers, etc. [13]. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes : les intellectuels » (Lénine, op. cit., p. 33; italiques de nous).

Avec cette « critique » [14] de la conception hétéronomique de la conscience de classe, nous croyons avoir fait le tour du marxisme korschien qui nous apparaît comme un tout doté d'une remarquable cohérence. Cette cohérence dépasse celle de l'œuvre de Lukàcs et même de Marx ; il n'existe pas de problème du « jeune Korsch », à notre connaissance. C'est un marxisme historiciste [15] et dialectique que l'on est tenté de qualifier de « marxisme structuraliste » pour employer une terminologie actuelle. Il est essentiellement « pensé contre » le léninisme, dans lequel il diagnostique précocement les discrets prodromes de ce que sera — de ce que devait fatalement devenir — le stalinisme [16]. « II est bien entendu, écrit Korsch, qu'un tel matérialisme dont le point de départ est la conception métaphysique d'un être donné de façon absolue (ein absolut gegebenes Sein) ne saurait plus constituer — au défi des affirmations les plus formelles — une conception tout à fait dialectique, ni même dialectique matérialiste. Lénine et ses élèves situent la dialectique unilatéralement au niveau de l'objet de la connaissance : Nature et Histoire. Ils conçoivent donc l'acte de connaissance comme une sorte de reflet ( Widerspiegelung) et une reproduction de cette existence objective dans la conscience subjective : ce faisant, ils détruisent toute relation dialectique entre théorie et pratique » [17]. Korsch reproche aux élèves de Lénine une concession involontaire au kantisme ainsi que leur « conception abstraite d'une théorie pure qui découvre des vérités et d'une pratique pure chargée de les appliquer au réel ». Ce serait là un retour à « l'idéalisme bourgeois le plus plat » (!)... comportant obligatoirement l« abandon de la magnifique unité dialectique-matérialiste que réalise la praxis révolutionnaire (Umwälzende Praxis) chez Marx » [18]. Il est saisissant de retrouver avec Korsch les prodromes léninistes de ce que sera la « tragédie du marxisme » [19] sous le stalinisme : prépondérance déjà marquée de l'élément matérialiste au détriment de l'élément dialectique en philosophie, débuts relativement discrets d'un processus d'hétéronomisation de la conscience politique qui deviendra ultérieurement égocentrisme collectif et aliénation politique ; première apparition de la fameuse « théorie du reflet » promise à la scandaleuse fortune scientifique que l'on sait [20] ; découverte lucide d'une ébauche de conception idéaliste dans la perception léninienne de l'histoire qui aboutira logiquement à la vision historique complètement idéaliste (magico-manichéenne) qui se trouve à la base du culte de la personnalité et de son corollaire négatif, le « culte » du traître. La cohérence du marxisme korschien rend possible une perception plus nette de la cohérence intime et de la continuité historique des divers aspects du marxisme d'État ; elle fait entrevoir un lien logique là où, à première vue, on n'aperçoit guère qu'une « juxtaposition de symptômes » [21]. Il offre donc une explication entièrement historiciste du « phénomène stalinien » — l'un des plus passionnants de toute l'Histoire — sans faire le moindre appel à la catégorie aussi commode que peu scientifique de l’« accident historique » [22]. Dans cet ordre d'idées, le marxisme de Korsch ne craint pas la comparaison avec celui de Lukàcs. Ce dernier a jeté les bases d'une critique réellement historiciste du phénomène stalinien, ce qui a suffi pour entraîner sa disgrâce. Mais, à la différence de Korsch, il n'a pas osé penser cette critique implicite jusqu'à ses dernières conséquences.

                   
Extrait d’un article de Gabel Joseph. Korsch, Lukacs et le problème de la conscience de classe. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 21ᵉ année, N. 3, 1966. pp. 668-680.

NOTES

* Titre Vosstanie 


[1] Korsch, Marxisme et Philosophie., p. 35. 
[2] Ibid. Mais traduire « fix und fertig » (original p. 17) par « toute armée » n'est pas heureuse.  
[3] Il existe à notre connaissance deux articles de Paul Mattick consacrés à Korsch : celui déjà cité dans Survey et un autre traduit en français et publié dans les Cahiers de l'Institut de Science Economique appliquée (août 1963, S. n° 7, Suppl. n° 140, pp. 159-180 (« Karl Korsch ») suivi d'un texte inédit de Korsch. Dans les deux articles, Mattick souligne avec force que la critique de Korsch vise essentiellement la fausse conscience inhérente à l'idéologie léniniste : « ... le dogmatisme de Lénine ne pouvait fonctionner que comme la fausse conscience d'une pratique contre-révolutionnaire » (art. franc., pp. 166-167, passage souligné par nous). Cf. aussi art. angl. déjà cité, note 91-92, 96 et passim. 
[4] Cet emploi des concepts d'autonomie et de hétéronomie n'est pas de Korsch mais de nous. 
[5] Il ne saurait être question d'entreprendre ici une analyse en profondeur du problème des rapports entre les notions d'hétéronomie et d'aliénation : nous nous bornerons à observer que, du point de vue purement philologique, la différence des deux est surtout de degré.  
[6] Les Aventures de la Dialectique, Paris, Gallimard, 1955, p. 55.  
[7] Selon Sigwart et ses disciples (le logicien hongrois A. Pauler) la méthode réductive — dont notre exemple ci-dessus offre un exemple — constitue, par opposition à l'induction et à la déduction, la méthode spécifique de la philosophie.  
[8] Cf. K. Axelos, Marx, penseur de la technique, Paris, Éditions de Minuit, 1961, p. 135. 
[9] En ce qui concerne le problème de la fausse conscience, cette conception « cognitivo-manichéenne » a été défendue par Goldmann dans son exposé du Congrès de Stresa et ailleurs (Cf. L. Goldmann, « Conscience réelle et conscience possible ; conscience adéquate et fausse conscience », Actes du quatrième Congrès de Sociologie, sept. 1959, vol. IV ; et aussi Sciences humaines et Philosophie, Paris, Presses, 1958, pp. 38-39, 103-104 et passim. Dans ces textes Goldmann reste lukàcsien mais sa pensée est bien plus tributaire de La Destruction de la Raison que d'Histoire et Conscience de Classe. L'expression « cognitivo-manichéenne » est bien entendu nôtre ; ailleurs nous avons désigné, moins heureusement, la conception de Goldmann comme l'interprétation rationaliste de ce phénomène. Mais Goldmann s'est borné à formuler une théorie qui sous-tend de façon implicite la plupart des entreprises de critique idéologique du marxisme orthodoxe : au lieu de montrer une liaison structurelle (Seinsgebundenheit) entre conscience et être, on se borne à dénoncer l’erreur de l’adversaire. L'un des apports de l'essai de Korsch consiste précisément en ce qu'il montre la cohérence de cette conception avec toute la théorie marxiste orthodoxe de la conscience de classe, considérée comme un ensemble de « théories adéquates » élaborées par des intellectuels et non pas comme une prise de conscience des possibilités autonomes de la classe ouvrière surgie, pratiquement sans médiation, de la lutte politique. Cette dernière conception est celle de Lukàcs ; on comprend qu'elle ne pût pas être homologuée par le stalinisme, ni même par les héritiers idéologiques de ce dernier.  
[10] Korsch, op. cit., p. 30. 
[11] Kautsky, cité par Korsch, note p. 36 ; italiques et points d'exclamation de nous.  
[12] Que faire ? (Éditions sociales, Paris, 1900, p. 40). Il est tout à fait caractéristique que, dans le même texte, Lénine utilise le mot « idéologie » non pas dans son sens marxiste (cristallisation d'une vision faussée) mais traditionnel (ensemble des « idées » d'un mouvement politique).  
[13] Cf. le syndicalisme américain d'aujourd'hui !  
[14] En fait cette « critique » de Korsch se réduit tout simplement à une mise en évidence des analogies entre la démarche léninienne et celle de Kautsky. Pour Korsch, en 1930, « être comparé à Kautsky » équivaut à une condamnation sans appel. En 1965 notre optique est évidemment quelque peu différente ; le socialisme réformiste, qui avait pratiquement échoué devant les problèmes économiques de l'Allemagne de Weimar, a enregistré depuis quelques succès assez spectaculaires en Scandinavie et ailleurs...  
[15] A ce titre proche du marxisme dit « bourgeois » de K. Mannheim. 
[16] En 1930, Staline est déjà au pouvoir, certes, mais le stalinisme n'est pas encore constitué en idéologie. 
[17]  Cf. Korsch, op. cit., édition allemande, p. 36 sq. ; trad, française pp. 53-54. Nous avons cité ce passage dans notre article « Communisme et Dialectique », Lettres nouvelles, avril-mai 1958, p. 695. A la différence des autres passages, nous citons ici notre propre traduction, ceci, entre autre, en raison de la traduction systématique par Cl. Orsoni de Praxis par « praxis », alors que dans certains cas la traduction doit être « pratique » et dans d'autres « praxis ». Pour plus amples détails, cf. appendice. 
[18] Korsch, op. cit., ibid.  
[19] C'est le titre d'un ouvrage connu de M. Michel Collinet.  
[20] On sait que cette banalité promue au rang de pseudo-théorie (l'esprit humain reflète le monde extérieur ! !) a été fêtée comme une authentique « découverte scientifique » entre 1947-1953 ; je me souviens avoir assisté à des conférences sérieuses dans le genre « apport de la théorie du reflet à la psychopathologie », etc. 
[21] Nous avons entrevu plus haut la nature du lien logique existant entre la conception « scientiste » de la conscience politique et son interprétation hétéronomique : une science doit être élaborée par des spécialistes, elle ne saurait surgir « directement » de la lutte politique. Cette conception est corollaire de la sociologie léniniste du parti politique conçu comme « avant-garde » d'une classe et de toute la philosophie profondément anti-dialectique des « identifications en chaîne ». (Cf. R. Aron : L'opium des intellectuels, p. 134 et passim) qu'implique cette conception. Par ailleurs, entre la catégorie de l'autonomie et la pensée dialectique, il existe un autre ordre de relations : en psychologie de l'enfant l'acquisition de l'autonomie (en particulier celle de l'autonomie morale) et une certaine « maturation dialectique » de la pensée paraissent marcher de pair. Dans l'idéologisation politique nous assistons à un processus diamétralement opposé : hétéronomisation de la conscience politique et dédialectisation consécutive. Nous ne pouvons pas entreprendre une analyse approfondie de ce phénomène que nous avons étudié ailleurs. Il convenait d'en signaler l'existence car c'est là l'une des dimensions de la cohérence idéologique à la fois du marxisme d'État et de sa critique par Korsch. 
[22] Paul Mattick dit excellemment que, selon Korsch, une « critique de la politique bolchevique sur des détails était... vide de sens, puisque ce qui déterminait cette politique n'était ni une mauvaise interprétation de la situation réelle par rapport aux aspirations prolétariennes, ou même l'absence de telles aspirations, pas plus qu'une théorie fausse qu'en aurait pu corriger par voie de discussion. Tout au contraire cette politique prenait sa source directement dans les besoins concrets, spécifiques de l'État russe, de son économie, de ses intérêts nationaux, de ceux de sa nouvelle classe dirigeante... (P. Mattick, art. cit. franc., p. 108, passages soulignés par nous. Cf. aussi Korsch, op. cit., trad, franc., pp. 35, 54 (!), 59, 60 (! !) et passim.

mercredi 16 novembre 2016

Conscience "authentique" contre "fausse" conscience - Matériaux pour une émission (9)

Conscience "authentique" contre "fausse" conscience

« Un problème préalable se pose à toute théorie cohérente de la fausse conscience : comment définir la conscience authentique par rapport à laquelle une autre forme de conscience peut être qualifiée de « fausse » et quelle est la couche sociale dépositaire de la conscience authentique. Le problème est à la fois philosophique et sociologique.

Le marxisme orthodoxe propose une solution de ce problème, solution qui ne manque pas de cohérence mais qui sacrifie l'autonomie du problème de la conscience pour en faire un sous-chapitre de la sociologie de la connaissance. La fausse conscience serait un ensemble de « théories inadéquates » dont l'inadéquation est tributaire de l'intérêt de classe. La conscience authentique — celle du prolétariat — serait un ensemble de « théories adéquates à la réalité » élaborées par des théoriciens d'origine souvent non prolétarienne, sous l'égide de la classe ouvrière représentée par le parti. Lénine et Kautsky qui se sont tant combattus mutuellement, se trouvent d'accord pour estimer que la conscience de classe prolétarienne doit venir de l'extérieur. Elle coïnciderait donc donc à la limite à la fois avec l'idéologie d'un parti infaillible et avec les conquêtes les plus valables de la science sociale. Nous avons désigné par le terme de « conception cognitivo-manichéenne » de la conscience politique cette interprétation qui sous-tend encore aujourd'hui la plupart des entreprises de critique idéologique du marxisme orthodoxe. Au lieu de mettre en évidence une liaison structurelle (Seinsverbundenheit) entre conscience et être, on se borne à dénoncer l'erreur de l'adversaire. Cette théorie convient particulièrement au marxisme orthodoxe dont elle flatte à la fois l'orientation scientiste et la tendance manichéenne : vérité contre erreur, esprit scientifique contre irrationalisme. Mais en l'adoptant le marxisme sacrifie obligatoirement l'autonomie du problème de la conscience : une forme de prise de conscience peut être le fruit « immédiat » de la lutte sociale (1) ; une théorie sociologique doit être élaborée par des spécialistes.

La conception que nous avons essayé de défendre au cours du présent ouvrage est expressément « pensée contre » cette interprétation. Nous reprochons à la conception « cognitivo-machinéenne » d'avoir rationalisé le problème de la conscience politique faisant bon marché du facteur irrationnel dont le rôle est pourtant patent. On peut aussi lui faire grief de la naïveté avec laquelle elle prend la notion «d'inadéquation » (erreur) comme une donnée indiscutable susceptible de servir de point de départ alors qu'elle présuppose toute une difficile enquête logique et gnoséologique. Le stalinisme qui a conduit la Russie à la victoire dans la plus grande des guerres, peut-il être qualifié sérieusement d'erreur politique ? Non certes. Sommes-nous dès lors obligés d'homologuer comme vérité scientifique son assimilation du trotskisme au nazisme, son obsession paranoïde du complot extratemporel, son refus chronique de l'Histoire. Une victoire militaire nullement impossible, de l'Allemagne nazie aurait- elle de son côté transformé rétroactivement les errements du racisme en vérité scientifique? On voit donc combien il est dangereux de prétendre rationaliser le problème de la fausse conscience en érigeant le concept d' « adéquation » en catégorie centrale. La définition traditionnelle de la vérité : adaequatio rei cum intellectus est un cadre vide qui réclame un contenu : ce contenu peut venir soit d'une recherche gnoséologique difficile dans le genre de celle entreprise autrefois par Victor Brochard (2), soit plus facilement d'une instance extérieure. La conception rationaliste de la conscience politique débouche alors sur l'idéologie autoritaire.

Nous avons cru pouvoir échapper à ces contradictions en fondant notre propre recherche non pas sur le critère d'adéquation mais sur le critère dialectique, libéré de l'hypothèque de tout jugement de valeur gnoséologique. A la différence des tenants du marxisme dogmatique, nous ne considérons pas en effet le qualificatif « dialectique » comme synonyme de « vérité scientifique ». La démarche scientifique est une synthèse de démarches dialectiques et de démarches non dialectiques (3). Une conscience entièrement dialectique n'est ni possible ni même souhaitable sans doute (4). Le problème de la fausse conscience ne s'inscrit plus entre les termes du dilemme « vérité-erreur » ou il tend à se dépersonnaliser, mais entre ceux de « pensée dialectique » et « pensée non dialectique » : sa catégorie centrale n'est pas l'inadéquation à la réalité — la notion d' «adéquation à la réalité » ne pouvant être définie autrement que de façon autoritaire — mais le degré de fonctionnalisation historiciste et totalisante (dialectique) des données politiques. Une perception politique tenacement antidialectique, anhistoriste et réifiée constituerait donc la catégorie fondamentale de la fausse conscience. »

NOTES

(1) C'était là, on le sait, le point de vue de Rosa Luxembourg et l'enjeu des divergences de cette dernière avec Lénine.

(2) Victor Brochard : L'erreur, Paris (Alcan 1897). Cette étude devrait servir de prolégomènes à toute recherche sérieuse sur le problème de la fausse conscience politique; or aucun ouvrage consacré à ce problème n'en fait état. Dans sa recherche Brochard arrive très près d'une conception dialectique de la vérité comme p. e. p. 28 « L'erreur n'est pas dans les choses mêmes mais dans le lien » ce qui revient en somme à rattacher l'erreur à une décadence de la fonction totalisante. Ailleurs Brochard entrevoit un mécanisme qui rappelle le « concept total et général de l'idéologie dont il sera question plus loin, cf. p. e. p. 10 « Est-ce que nous pensons alois avec d'autres catégories ? »

(3) Les marxistes orthodoxes comme Garaudy et même Goldmann tendent à considérer l'abstraction comme intérieure à la dialectique et à y voir un moment du cheminement dialectique de la pensée; pour nous c'est une concession nécessaire à l'impossibilité - tant sociologique qu'épistémologique - d'une perception entièrement dialectique du réel. Cf. Gurvitch : Dialectique et sociologie, Paris, (Flammarion) 1962, p. 25 « la méthode dialectique nie toute abstraction qui ne tiendrait pas compte de son propre artifice et ne conduirait pas vers le concret ».

(4) La conscience aphasique est une conscience trop dialectique et de ce fait inadaptée à la vie sociale qui est elle, partiellement réifiée. Cf. encore Brochard Op. cit., p. 30 « Tout distinguer c'est renoncer à toute affirmation. »


Extrait de - La fausse conscience [article]  Joseph Gabel . L'Homme et la société Année 1967 Volume 3 Numéro 1 pp. 157-168

lundi 10 octobre 2016

Pour une définition de la "conscience de classe" - Matériaux pour une émission (2)

Pour une définition de la "conscience de classe" *


Extrait de : Korsch, Lukacs et le problème de la conscience de classe de
 Joseph Gabel
 [article] Annales. Économies, Sociétés, Civilisations
 Année 1966 Volume 21 - Numéro 3 pp. 668-680

"Cette méfiance latente à l'égard de la dialectique caractérise aussi bien le « marxisme orthodoxe » de la deuxième Internationale que le marxisme communiste. La mise en évidence, au delà des divergences politiques d'ordre souvent concurrentiel, d'une parenté occulte de ces deux grandes variantes du marxisme, constitue sans doute l'apport gnoséo-sociologique majeur de l'essai de Korsch.

Les disciples de Kautsky et ceux de Lénine sont également hostiles à la dialectique, encore que cette tendance anti-dialectique larvée fasse appel à des « théories de couverture » différentes selon les cas. Les uns comme les autres ont tendance à utiliser le marxisme non pas « comme une véritable théorie, c'est-à-dire l'expression générale et rien d'autre, du mouvement historique réel (Marx) (1), mais comme une « idéologie que l'on prend toute armée à l'extérieur (2) ». Korsch, on le voit, emploie le mot « idéologie » dans son acception marxiste-mannheimienne : un système d'idées déphasé par rapport au mouvement historique réel, autrement dit la cristallisation d'une forme de fausse conscience politique. Paul Mattick a particulièrement insisté sur ce dernier point (3). Le combat contre le dogmatisme, véritable obsession intellectuelle de Korsch, ne relève donc pas du révisionnisme mais de la désaliénation.

Avec cette notion de l’« idéologie » que l'on prend toute armée (fix und fertig) à l'extérieur, nous sommes au cœur du problème philosophique central de l'essai de K. Korsch : celui du caractère autonome ou hétéronome de la conscience de classe (4). L'importance proprement philosophique du concept d'autonomie n'est plus à souligner : il suffit de rappeler les noms de Kant et de Piaget. En revanche, son rôle dans la théorie de la conscience de classe est bien moins étudié. La théorie marxiste n'a jamais pris une position nette dans cette question ; aussi bien sa conception de la conscience de classe a constamment oscillé entre les principes de l'autonomie et de l'hétéronomie. Marx a certes souligné sans équivoque que la libération du prolétariat doit être l'œuvre autonome de cette classe. La théorie léninienne du parti politique — théorie contre laquelle s'est insurgée Rosa Luxembourg — constitue en revanche une concession capitale au principe de l'hétéronomie : le parti est censé diriger « de l'extérieur » la lutte de classes. Cette théorie a donc préparé le chemin du stalinisme au sein duquel la tendance simplement hétéronomique de l'idéologie léniniste finira par dégénérer en véritable aliénation politique (5).

En généralisant l'usage de catégories comme « conscience de classe », « fausse conscience », « prise de conscience » ou « conscience possible » (L. Goldmann), le marxisme a d'autre part posé le problème général d'une philosophie de la conscience (Bewusstseinsphilosophie) mais il l'a posé sans parvenir à le résoudre faute d'un appareil conceptuel exempt d'équivoque. « Le marxisme a besoin d'une théorie de la conscience » (6), a écrit M. Merleau-Ponty. En fait, cette « théorie marxiste de la conscience » * existe implicitement dans les applications concrètes plus ou moins fructueuses que permet par exemple la notion de conscience de classe. Mais c'est un édifice comportant des étages sans fondations ni rez-de-chaussée. Elle nous offre des applications théoriques mais aucune définition unanimement admise. La confusion intellectuelle qui caractérise la plupart des écrits marxistes consacrés au problème de l'aliénation, est sans doute la rançon de ce désarroi conceptuel. L'une des tâches philosophiques les plus urgentes de la réflexion marxiste non-dogmatique, est probablement la mise au point d'une théorie cohérente de la conscience politique, fondée sur des définitions précises et susceptibles d'être adoptées par la totalité ou la grosse majorité des chercheurs. Dans l'état actuel de la théorie marxiste une telle entreprise théorique a tout intérêt à suivre la méthode préconisée par le logicien allemand Sigwart : partir de l'analyse critique de certains concepts déjà « opérationnels » comme celui de « conscience de classe » ou de « fausse conscience », pour aboutir par voie réductive (7) à une définition de la notion marxiste de la conscience. En attendant, ceux qui manient ces concepts sans préparation philosophique suffisante, risquent de succomber à la séduction de la conception « cognitivo-manichéenne » (scientiste) de la conscience politique : la conscience de classe est un ensemble de théories sociologiques « adéquates à l'être » ; la fausse conscience est un ensemble de théories inadéquates, autrement dit : un ensemble d'erreurs. Faisant écho à la constatation de Merleau-Ponty, K. Axelos signale que pour le marxisme courant les notions de « conscience », « connaissance » et « pensée » étaient pratiquement des concepts interchangeables (8).

On comprend que l'interprétation cognitivo-manichéenne de la conscience politique convienne particulièrement au marxisme dogmatique dont elle satisfait à la fois l'orientation scientiste et la tendance manichéenne : vérité contre erreur, esprit scientifique contre irrationalisme (9). Mais en l'acceptant, il sacrifie obligatoirement l'autonomie de la conscience de classe… "


Notes

* Titre Vosstanie.

Nous ne savons pas qui sont les "chercheurs" chez Gabel. En ce qui nous concerne cela sera les prolétaires qui luttent pour l'abolition des classes et du capital.


1. Korsch, op. cit., p. 35.
 
2. Ibid. Mais traduire « fix und fertig » (original p. 17) par « toute armée » n'est pas heureuse.
 
3. Il existe à notre connaissance deux articles de Paul Mattick consacrés à Korsch : celui déjà cité dans Survey et un autre traduit en français et publié dans les Cahiers de l'Institut de Science Economique appliquée (août 1963, S. n° 7, Suppl. n° 140, pp. 159-180 (« Karl Korsch ») suivi d'un texte inédit de Korsch. Dans les deux articles, Mattick souligne avec force que la critique de Korsch vise essentiellement la fausse conscience inhérente à l'idéologie léniniste : « ... le dogmatisme de Lénine ne pouvait fonctionner que comme la fausse conscience d'une pratique contre-révolutionnaire » (art. franc., pp. 166-167, passage souligné par nous). Cf. aussi art. angl. déjà cité, note 91-92, 96 et passim.
 
4. Cet emploi des concepts d'autonomie et de hétéronomie n'est pas de Korsch mais de nous.
 
5. Il ne saurait être question d'entreprendre ici une analyse en profondeur du problème des rapports entre les notions d’hétéronomie et d'aliénation : nous nous bornerons à observer que, du point de vue purement philologique, la différence des deux est surtout de degré.
 
6. Les Aventures de la Dialectique, Paris, Gallimard, 1955, p. 55.
 
7. Selon Sigwart et ses disciples (le logicien hongrois A. Pauler) la méthode reductive — dont notre exemple ci-dessus offre un exemple — constitue, par opposition à l'induction et à la déduction, la méthode spécifique de la philosophie.
 
8. Cf. K. Axelos, Marx, penseur de la technique, Paris, Éditions de Minuit, 1961, p. 135.
 
9. En ce qui concerne le problème de la fausse conscience, cette conception « cognitivo-manichéenne » a été défendue par Goldmann dans son exposé du Congrès de Stresa et ailleurs (Cf. L. Goldmann, « Conscience réelle et conscience possible ; conscience adéquate et fausse conscience », Actes du quatrième Congrès de Sociologie, sept. 1959, vol. IV ; et aussi Sciences humaines et Philosophie, Paris, Presses, 1958, pp. 38-39, 103-104 et passim. Dans ces textes Goldmann reste lukàcsien mais sa pensée est bien plus tributaire de La Destruction de la Raison que d'Histoire et Conscience de Classe.
 
L'expression « cognitivo-manichéenne » est bien entendu nôtre ; ailleurs nous avons désigné, moins heureusement, la conception de Goldmann comme l'interprétation rationaliste de ce phénomène. Mais Goldmann s'est borné à formuler une théorie qui sous-tend de façon implicite la plupart des entreprises de critique idéologique du marxisme orthodoxe : au lieu de montrer une liaison structurelle (Seinsgebundenheit) entre conscience et être, on se borne à dénoncer Yerreur de V adversaire. L'un des apports de l'essai de Korsch consiste précisément en ce qu'il montre la cohérence de cette conception avec toute la théorie marxiste orthodoxe de la conscience de classe, considérée comme un ensemble de « théories adéquates » élaborées par des intellectuels et non pas comme une prise de conscience des possibilités autonomes de la classe ouvrière surgie, pratiquement sans médiation, de la lutte politique. Cette dernière conception est celle de Lukàcs ; on comprend qu'elle ne pût pas être homologuée par le stalinisme, ni même par les héritiers idéologiques de ce dernier.