Je ne venais pas dans ce coin depuis
au moins deux décennies. Ces années où nous venions le dimanche matin, acheter
des fringues bon marché, de la morue épaisse et des lupins toujours trop
salés. Cette arrivée au métro Quatre Chemins sentait bon la barbaque et les
épices. Je savais qu'il fallait que j'aille tout droit en sortant,
direction le cimetière. Après avoir stationné quelques instants devant les pompes
funèbres et contemplé de macabres souvenirs, je comprends alors qu'il me faut
rebrousser chemin…
John m'ouvrit la porte de son HLM, à
ses pieds un petit chat. Ca ne collait pas avec une forme de virilisme toute
théoricienne dans laquelle je me trouvais et me trouve peut-être encore. Un
truc qui relève de la "pénétration" du réel par la théorie sans
doute. Autour d'un café et d'une voix grave, John déballe ses archives. Les
brochures sortent des armoires, des livres et des revues des bibliothèques. Le
chat s'amuse autour de nous.
Dans de nombreuses pochettes John
consigne des articles depuis de longues années. En m'expliquant son parcours,
je tente de coller les morceaux de ce puzzle, de Marx aux marxiens. Nous étions
encore à l'époque de la disquette trois pouces et demi et n'étions pas
interrompus par quelques sonneries vibrantes et intempestives.
Du trotskisme surréalisant ou
l'inverse, jusqu'aux situationnistes, J'ai appris grâce à John à
m’intéresser aux biographies, aux parcours tordus et romanesques. A prêter
attention au cinéma populaire dans ce qu'il peut avoir de subversif.
Nous discutions de Patrick Mcgoohan (1) ou de Jerry Cornelius.(2). John me
tendait alors généreusement cette brochure quasi-ésotérique d'un éphémère
groupe ultra-gauche, qui me permettrait de décoder peut-être ceci jusqu'à la
prochaine, la matrice capitaliste.
- Tu peux la garder je l'ai en
double.
Mon sac plastique se remplissait de
vieux papiers et de photocopies, ceci n'a pas été sans stimuler un certain
fétichisme et mon rapport aux livres. Je m’apprêtais alors à partir pour
compulser jusqu’à pas d'heure des fragments d'histoires impossibles, quand John
chargea la mule avec de vieux numéros de RI (3).
Nous nous sommes rencontrés
régulièrement, nous nous rencontrons toujours autour d'une bière, d'un café,
d'un repas. John n'arrive jamais les mains vides. La rencontre est
transmission, loin de cet accès froid et solitaire au puits sans fond du web.
Toujours à l'écoute, mais pas
forcément d'accord, il a accompagné mon appétit de comprendre. Ses
interrogations devenaient aussi les miennes. Mes options d'un moment, il les
comprenait certainement comme une étape nécessaire d'un dépassement probable.
Ceci jusqu'à m'inviter à rencontrer des
individus étrangers à sa démarche.
Subjugué un temps par le communisme
théorique, j'en oubliais les fondamentaux, la praxis multiforme d'individus
objectivés par des catégories arbitraires d'un marxisme séparé de ce que nous
vivons pourtant au quotidien. L'exploitation, la perte de sens, la difficulté de
joindre les deux bouts. L'impossibilité de sortir radicalement du monde de la
marchandise et du calcul. Le rappel à "l'ordre" est pourtant
quotidien.
Quelques fois mutique John ne se met
jamais en avant. Plutôt discret, il fait partie de ces passeurs de la pensée.
Il ne garde aucun temple théorique. Sans sombrer aux modes il interroge les
luttes actuelles sans beaucoup d'illusions, mais pointe toujours l'auto-activité
d'un prolétariat réel dont il ne s'exclut pas. Il ne fait pas publicité de son
"éthique" mais me confira discrètement avoir toujours évité de
diriger, de commander qui que ce soit. L'éthique ça gratte ...la tête,
pouvais-je bien rétorquer lors d'une matinée toute militante et péremptoirement
"scientifique". John a refusé de parvenir.
A cette époque il photocopiait les
thèses sur Feuerbach qu'il déposait de temps en temps dans une librairie ou une
autre. Elles venaient se noyer dans le fatras de multiples publications obsolètes et cornées, aux agrafes rouillées.
Si, ce qui importe c'est de
transformer le monde, déclare l'une des thèses de Marx, peut-être importe-t-il
d'y associer un peu de cohérence, même si nous ne sommes pas exempts de
contradictions. La part la plus généreuse a été faite à la contradiction comme
justification de la schizophrène sociale et politique, mais aussi pour légitimer
ce nous pourrions caractériser par un tas de belles saloperies.
Ainsi n'est-il même plus
insupportable de trouver dans les sphères politiques radicales des individus
qui dans leur être social sont en complète opposition (4) avec les
idées/praxis communistes et de leurs articulations ou rapports à des fins. Qu'on
le veuille ou non certains ont plus le choix que d'autres, même si l'aliénation
et les déterminismes permettent d'expliquer beaucoup de choses. Il s'agit
d'interroger le réel non pas de manière névrotique, mais pour délimiter et
pointer l'affabulation et les mythes, pour comprendre pourquoi tout est
possible théoriquement pour certains, alors que cela relève d'une injonction paradoxale pour d'autres.
Nous sommes bien loin de ce temps du refus
de parvenir (4). Peut-être que le projet d'émancipation avait plus
d'avenir, il n'en conserve pas moins son actualité. Il imposait ses
"sacrifices" ses "choix" et subordonnait les existences
individuelles à un projet de transformation total et collectif. Étonnamment il
est presque indécent de nos jours de parler d'une "éthique" pratique
du/vers le communisme. A la fois parce que ce qui celle-ci, s’énonce de
positions assez confortables (au niveau social), et parce ces déclamations
quasi-morale ne sont renvoyées à rien, tant la sociologie des milieux
micro-politique est homogène.
On ne trouvera pas une ligne de John
dans une librairie. Peut-être que son énergie à plus été bouffée par le fait
d'incarner modestement et quotidiennement ce qu'il est, que de paraître de
manière spectaculaire ce qu'il n'est pas.
Notes
(1) Voir
la série dystopique Le prisonnier.
(2) Personnage de l'écrivain anglais Michael Moorcock, dans les quatre volumes de Les Aventures de Jerry Cornelius
(3) Révolution internationale. Revue du CCI (Courant Communiste Internationale)
(4) Je viens d'apprendre il y a quelques semaines qu'un individu "historique" très proche d'une petite structure d'édition militante a pour fonctions : Conseiller du Commerce extérieur de la France. Associé-conseiller du Groupe GTI (Gestion et Titrisation Internationale: Précurseur de la titrisation en France, gestion de plus de 2 milliards d'euros). Président de Carto Funding (Milan). Administrateur la BLOM Bank (Beyrouth Paris), de la Mejprombank (International Industrial Bank en Russe: Международный Промышленный Банкbanque) du milliardaire Sergueï Pougatchev, (Moscou) et de l’Asiatique Européenne de Commerce (Paris Beijing): conseil stratégique d'investissements, sourcing, lobbying. Ancien Directeur international et Directeur général de la Banque de l’Union européenne et du Groupe CIC. Ancien Délégué général du Comité national des CCE, Membre du comité de patronage de l'association Paris Berlin-Moscou dont l'objet est d'être une plateforme de débats consacrés à la coopération euro-russe, à la relance de la coopération franco-allemande et aux questions de sécurité et de défense européennes avec quelques anciens ministres et militaires ... édifiant ! Il faudra bien sûr nous expliquer un jour comment et pourquoi ce genre d'individu ce balade tranquillement dans le milieu libertaire ou communiste depuis plus de 40 ans sans que cela ne pose de problèmes. C'est peut-être la "faute" à Engels ?
Pour en savoir plus il est possible d'écouter l'émission du 29 juin 2013 - Qu'est-ce que la gauche du capital.
(5) La référence de John reste Henry Chazé (de son vrai nom Gaston Davoust) voir son autobiographie http://www.mondialisme.org/spip.php?article1031 / H. Chazé, Militantisme et responsabilité, Echanges et mouvement, Paris 2004 / consulter aussi Le refus de parvenir une logique collective de la soustraction ? Vincent Chambarlhac http://www.pelloutier.net/dossiers/dossiers.php?id_dossier=211