Quelques réflexions sur
Les cinq thèses sur la lutte des classes de
Anton PANNEKOEK
Bref historique
Comme l’indique la revue Recherches Libertaires N° 3 (1967) ces thèses d’Anton Pannekoek ont comme titre complet “Cinq thèses sur la lutte de la classe ouvrière contre le capitalisme”. Elles ont été écrites après la guerre. Elles furent traduites d’après le texte anglais publié par “Southerne advocate for Workers Councils” (n° 33, mai 1947 et réimprimées ensuite dans le n° 40 décembre en 1947). La revue Recherches Libertaires avait repris elle-même ce texte du n° 2 des cahiers de discussions pour le socialisme de conseils de mars 1963. Elles furent de nouveau diffusées par la revue Spartacus N° 100 - (R12) de décembre 1978. (Version disponible ci-dessous)
Si globalement ces thèses peuvent encore globalement résonner dans le courant communiste des conseils et ceci 70 ans sa première publication, il n’est pas sans nous poser quelques problèmes pour autant. Le travail du temps nous aura permis de dégager deux critiques qui peuvent même paraitre banales.
Contrôler la production ?
Comme l’indique Pannekoek dans sa thèse n° 3 “L'objectif de la classe ouvrière est de s'affranchir de l'exploitation” mais cet objectif ne passe-t-il que et simplement par le fait que les “ouvriers eux-mêmes deviennent maitres de la production” ?
Si le produire et le que produire passe chez Pannekoek par la “production planifiée” et une certaine forme de centralisme assez discutable, ceci pour devenir “maitre de la production” nous sommes obligés de constater qu’il ne dit rien dans ce texte de ce que deviendront au moins immédiatement les nouvelles relations sociales de production, à savoir comment et pourquoi disparaitront les hiérarchies, les techniciens, la spécialisation et la technique hérités du monde de production capitaliste. Son optique “transitionniste” qu'il pense difficile mais linéaire, débouche finalement sur une acceptation (selon lui) de la part du prolétariat, de la rotation des tâches de manière bien comprise. Mais de manière générale il n'entrevoit donc pas la disparation dans l'immédiat de l'entreprise-usine inutile (au-delà de la concentration) et les conséquences sur le comment produire. En revanche comme Pannekoek nous ne pensons pas que nous mangerons des principes ou des idées…
Le “conseillisme” de Pannekoek ne se résume-t-il pas finalement que par le fait que “tous ceux qui prennent part à la production, décide” ? Et que ceux qui “travail doivent aussi en avoir la direction, en prendre la responsabilité, dans les limites de l'ensemble”.
Que les délégués des conseils soient “révocables à tout moment” n’indique rien sur le "but" communiste qui s’apparente étrangement dans les thèses à une forme d’auto-gestionnisme c’est-à-dire l’idéologie de l’autogestion.
La “deuxième fonction” des partis
Pannekoek est un critique impitoyable du Parti et du Parti-État, mais pour lui une “deuxième fonction” incombe selon lui “aux partis” c’est-à-dire au pluriel et donc, dans un sens pluraliste et démocratique non-bourgeois et qui peut être entendu comme l’organisation des travailleurs au sens large et regroupés par affinités politiques.
Nous sommes tentés d'interroger cette scission théorie/pratique - politique/économique que garde Pannekoek et qui pose d’un côté cette “deuxième fonction” celle des organisations/partis dont l'objectif “indispensable” consiste d’après lui à “éclairer l'esprit des masses”, et à “construire la force spirituelle” qu’il distingue des Conseils Ouvriers dont le but est “l'action pratique, de la lutte de la classe ouvrière”, “Organes de production”.
Au-delà de la terminologie de son époque il est indéniable que cette option politique pérennise encore une certaine forme d’avant-gardisme et intègre une problématique dualiste ou séparée de l’activité révolutionnaire, probablement due à sa propre praxis de scientifique, d’intellectuel. Cette séparation il faut le constater contre Pannekoek n’a rien à voir avec l’auto-praxis prolétaire.
L'extériorité de Pannekoek lui fait acter cette nécessité théorisante dont le fondement se trouve d’ailleurs hors de à sa propre personne mais dans la société de classes, autrement dit dans la spécialisation imposée par l’extraction de plus-value relative.
Si l’aliénation dans le travail est au cœur de la réflexion de Pannekoek, on se doit également de constater qu’il n’interroge pas le processus d’objectivation du travail [1] même dans son ordre des Conseils. C’est pourquoi il peut affirmer que “La lutte révolutionnaire pour la domination de la société devient alors une lutte pour la gestion des usines, et les Conseils Ouvriers, organes de lutte sont transformés du même coup en organes de production”.
Mais que deviennent alors les partis ou les organisations qui se sont chargés d' “éclairer l'esprit des masses” ? Cette question n’est pas abordée par Pannekoek mais ne sont-ils pas tentés de devenir LE Parti qu’il dénonce ? De ces types de Partis qui veulent transformer les prolétaires en “troupeaux de moutons” et qu’il combat et critique au début de la thèse 4 ?
De ces courtes interrogations on peut se rendre compte à la fois des quelques limites et des contradictions de certaines thèses.
Elles sont essentiellement liées aux rapports de production marchand et la totalité des représentations qu’elles structurent dans le réel dans lequel nous sommes embourbés. Mais nous pourrions relever également l’absence d’une définition nécessaire de ce que n’est pas le communisme chez Pannekoek et qui reste toujours à faire.
La contradiction comme potentialité
Sans révolution et donc abolition de la société de classe, l'antithèse entre organisation et spontanéité, praxis et théorie perdureront c’est certain. Mais un temps la contradiction fut théorisée non comme potentialité mais comme manque, notamment dans le léninisme et ses avatars qui ont cru que la question de la conscience par exemple, pouvait se régler de manière transcendante c’est-à-dire grâce à une intervention, ou un apport de l'extérieur (celle de la petite bourgeoisie intellectuelle) et même grâce à une médiation supérieure au mouvement lui-même c’est-à-dire le Parti. L’époque et sa violence, la sociologie militante et le degré de sous-instruction peuvent-ils à eux seuls expliquer la prise de position léninienne qui fut partagée par bien des courants ? (Des populistes Russes aux Bakouninistes [2] ).
L’Adresse inaugurale et des statuts provisoires (Provisional rules) de L’AIT (Association internationale des travailleurs) qui affirmait déjà que « l'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » n’est-elle pas une déclaration impérative d’immanence (trouvant son principe en lui-même) que devait prendre le mouvement prolétarien ?
Même si les courants révolutionnaires antiautoritaires y ont toujours été attentifs, ils n’ont finalement su que se positionner par rapport à la révolution Russe et au léninisme et sa pseudo-réussite “dans un seul pays”. Le poids de la contrerévolution stalinienne n’a pu que générer une attitude essentiellement réactive-négative. Car enfin il n’y a pas d'extériorité ou de médiation supérieure pour les prolétaires révolutionnaires.
Il n’y a pas de réconciliation à rechercher ou de lien à institutionnaliser entre praxis et théorie, que les critiques du léninisme (ultragauche ou anarchiste) ont voulu soit résoudre de manière formelle et théorique grâce à l'organisation même groupusculaire ou par un activisme démiurgique de la conscience à la tonalité structurale et mécaniste.
Il n’y a de la potentialité que dans la contradiction. Tout ceci a finalement évacué toute théorie de l’auto-conscience et par là même le but même que peuvent se donner les prolétaires à savoir le communisme. En définitive c'est une philosophie unitaire de la praxis qui a été abandonnée.
Le débat entre organisation et spontanéité
Le prolétariat tente laborieusement et au prix le plus fort, d’unifier à chaque instant et à sa manière la théorie de sa pratique et la pratique de sa théorie grâce/dans son auto-organisation et à des formes considérées comme spontanées. Ceci rend donc d’après nous le débat entre organisation et spontanéité obsolète, même s’il est pensé contradictoirement et qu’il est vécu comme déchirée. Bien sûr elle ne s’affiche pas au journal télévisé ce qui rend tout cela sourd et même inexistant.
Il ne peut donc pas y avoir d’organisation séparée. Le parti (même au sens de Pannekoek) d’un côté et les Conseils ouvriers de l’autre. Il s’agit donc de critiquer le lien possible qui serait à instituer ou à théoriser entre Organisation et Conseils.
Car ceux qui bouleverseront le monde le penseront nécessairement et dialectiquement. Ils s'organisent déjà sans que rien ne soit obligatoirement inscrit ou inéluctable.
Renvoyer dos à dos le théoricisme (théorie théorisante) et le praxeo-centrisme (activité parcellaire limitée à de l’agitation, au mouvement, le plus souvent au suivisme) comme séparées et contradictoires peut paraitre assez convenu. Il l’est moins à notre avis de l'affirmer plutôt comme une marque d’une extériorité de classe de la part de ceux qui l’alimentent comme un racket ou une profession. On ne peut pas se désespérer du déchirement, de théoriser nos actions ou de mettre en œuvre nos réflexions. Il s’agit donc de rediscuter ici de l’individu historique et d’être générique, pour évacuer tout nécessitarisme pacificateur d'origine exégétique ou de l'épuisement subjectiviste.
Le prolétaire n’est en rien contraint de faire historiquement ce qu’il n’acte pas consciemment.
Quand les antinomies s'affirment d’une manière privilégiée c'est l'extériorité qui s'affiche. Car le communiste ne se demande pas si son action est trop ou pas assez “théorique”, trop ou peu pas assez “pratique”. Il œuvre simplement comme il le peut pour la dissolution de la société existante et comprend qu'une solution extérieure n’existe pas. Qu'elle sera forcément consciente et organisée et débarrassée des chantages politiciens, des spécialistes de la théorie, de la pratique ou de l'organisation.
NOTES
[1]. Qu'il naturalise d'une certaine manière son ouvrage les Conseils ouvriers ; “Le travail en lui-même n'est pas rebutant en soi”.
[2]. Voir L’idéologie froide de Kostas Papaïoannou.