L'introduction du concept de praxis, chez Marx
La praxis est bien le concept par quoi Marx pense l'être de l'homme, mais elle ne saurait être alors une formule plus raffinée pour dire l'existence humaine. Ce qui, à cet égard, risque d'égarer, c'est que l'on a tendance, sous l'influence de préjugés métaphysiques mal critiqués, à concevoir la praxis en termes d'activité intentionnelle émanant de la subjectivité consciente de soi; elle devient alors une catégorie anthropologique, empruntée à l'ancienne métaphysique du « sujet » qui définissait l'homme par la conscience de soi, la représentation et le vouloir, même si maintenant le maniement de notions plus sophistiquées, telles que l' « intentionnalité », la négativité du cogito préréflexif, et autres, donne l'illusion d'une transformation capitale. Quand cessera-t-on de confondre Marx et Feuerbach ?
En réalité, l'introduction du concept de praxis, chez Marx, fait exploser toute cette métaphysique de la subjectivité. Elle oblige à fonder le sens sur des processus qui s'exercent en deçà de la représentation, des visées intentionnelles, et des projets néantisants, bref en deçà des opérations de la conscience de soi. Justement parce que la praxis ne s'identifie pas à l'intentionnalité de l'existence humaine, il faut dire de la praxis qu'elle produit l'homme autant qu'elle est le mode de l'autoproduction de l'homme lui-même. De sorte que la praxis est moins ce que fait l'homme et le comment de ce faire, que ce qui fait l'homme se faisant. La praxis est l'être en tant qu'il produit l'homme producteur.
Les déficiences des commentaires éthico-anthropologiques - ou existentialistes – devaient inévitablement susciter la riposte des doctrinaires de la scientificité, pressés, eux, d'expulser du marxisme, à la faveur d'une critique de l'humanisme moralisant, la problématique de l'homme. Or celle-ci, loin d'être éliminée par la critique de l'idéalisme humaniste, est tout à l'inverse relancée grâce à cette critique, qui a donc ici valeur de catharsis spéculative. Que la praxis pointe vers cette expérience originaire où l'être se manifeste comme vie et production, cela n'empêche pas que le phénomène de la production reste indissociable, chez Marx, de l'appropriation par l'homme de sa vérité dans la prise de conscience de ses projets révolutionnaires. Appropriation qui suppose que l'homme soit autre chose que l'un des effets d'une combinatoire de structures! Aussi la même pensée qui, chez Marx, conduit à définir l'être comme vie, comme praxis, devient exhortation adressée aux hommes pour qu'ils règlent sur la conscience la praxis qui ordonnera le monde désaliéné : « Le communisme, explique Marx, se distingue de tous les mouvements qui l'ont précédé jusqu'ici en ce qu'il bouleverse la base de tous les rapports de production et d'échange antérieurs et que, pour la première fois, il traite consciencieusement (mit Bewusstsein) toutes les conditions préalables comme des créations des hommes qui nous ont précédés jusqu'ici, qu'il dépouille celles-ci de leur caractère naturel et les soumet à la puissance des individus unis » (Idéologie allemande). Le but n'est donc nullement de disqualifier la revendication valorielle impliquée dans la réflexion sur la destination de l'homme en tant qu'il est engagé dans la praxis sociale; il s'agit au contraire de comprendre que l'homme est en train de s'inventer dans l'historicité de la praxis où il se dépasse, en opposition avec tout a priorisme essentialiste et toute normativité moralisante.
In Jean Granier, Penser la praxis, Paris, PUF, « Philosophie d'aujourd'hui », 1980. p.136-137