La réalité de la conscience*
Fétichisée la catégorie de « réalité » a d'immenses inconvénients. Elle détruit les spécificités et les différences. A l'abri de ce concept, et de l'abus du qualificatif « concret », on aligne le réel humain sur la nature, ou le réel de la nature sur celui de l'homme. Des confusions naissent, propices aux excès philosophiques. En dialectisant le concept, on peut esquisser une réponse aux questions concernant la réalité de la conscience.
La conscience ne semble ni « réelle » à la manière d'une substance ou d'une chose, ni « irréelle » à l'instar d'un reflet, ou d'un épi-phénomène, doublure accidentelle de la chose. Les consciences sociales naissent, croissent, dépérissent et meurent comme les consciences individuelles (dont elles ne peuvent se séparer). L'existence et la conscience sociales (comme toute existence et toute conscience) ont quelque chose de transitoire. Elles surgissent et vont vers autre chose ou quelque chose d'autre. Toute conscience s'illumine ou s'éteint, se transforme ou demeure (jamais longtemps, même lorsqu'elle est incarnée dans une œuvre). Elle naît d'un problème lorsque l'accompli — le « réel» au sens étroit – ne se suffit plus. En ce sens, elle nie le « réel » d'une négation concrète et spécifique. Elle surgit avec une possibilité de la question pratique posée au réel par le possible, et réciproquement. Apparence ou apparition, elle se change en acte, c'est-à-dire en « réalité » pour autant qu'elle résout le problème posé. Une de ses conditions, c'est donc l'ébranlement de la « réalité » accomplie et structurée. Dans la solidité et la substantialité du « réel » qui se suffit et se satisfait, la conscience s'endort. Elle « est » et par conséquent n'est plus conscience. Nous ne disons pas : « Toute conscience est conscience de quelque chose », mais : « Toute conscience est conscience d'un possible » ; ce qui fait son acuité, sa chance et son malheur. Sans possibilité, pas de conscience et d'ailleurs pas de vie. La présence implique le possible dans l'actuel et le présent ne va pas sans la lumière et l'horizon du futur. Jamais la conscience ne peut s'établir dans le réel, le stable, le satisfait . et pourtant elle cherche dans le réel ou plutôt la réalisation, la stabilité, la satisfaction.La conscience naît des problèmes, contradictions et conflits, options et choix à la fois nécessaires et libres. Il faut choisir entre tels possibles, c'est la nécessité. Il faut risquer, parier sur l'aléatoire, jouer : c'est la liberté. La conscience se présente donc une « réalité » spécifique, mais non donnée, non immédiate conscience. La conscience de soi naît en l'autre, de l'autre, par l'autre. Elle « est » et cependant n'est pas. Elle « est » acte et rapport non substance ; elle « est » confrontation entre les données des problèmes, exigence de solution et acuité de l'attente, perspective et choix entre les possibles (et les impossibles). Elle naît dans l'acte et de l'acte, de l’œuvre et dans l’œuvre. Productrice, elle se produit; elle résout des problèmes qui s'inscrivent dans ce qu'elle crée. Elle est son œuvre, et cependant s'enfuit aussitôt de l’œuvre accomplie et finie. Elle nie et dépasse, mais ne se définit pas par la seule négativité absolue.Pleinement réelle à sa manière (mais non point comme une « région » descriptible séparément du « réel »), la conscience a des conditions nécessaires et non suffisantes dans d'autres réalités (biologiques et physiologiques, économiques et historiques). Elle ne se réduit pas à ces conditions « réelles ». Dès que l'on calque la notion de réalité sur la substance ou la chose, on s'enferme dans un dilemme. Ou bien la conscience échappe à la catégorie de « réalité », ce qui se traduit caricaturalement dans les théories qui la déréalisent et la réduisent au pur reflet, ou à la pure négativité ; ou bien elle se conçoit elle-même comme chose et substance et se découpe en processus (historiques, psychologiques, sociologiques) ou en états et en représentations (individuelles ou collectives).
Extrait de : Critique de la vie quotidienne II, Fondements d'une sociologie de la quotidienneté - Henri Lefebvre, L'Arche éditeur, 1961. p.199-200.
* Titre Vosstanie.