jeudi 17 novembre 2016

Cette "conscience" qu'on prétend éveiller - Matériaux pour une émission (10)

Cette "conscience" qu'on prétend éveiller *

Le récit socialiste du sujet “conscient” et de sa “mission”

Matériaux pour une émission (10)


Le sujet de l'histoire est conscient de son mandat; au contraire de la classe ennemie qui va, inconsciente, à la ruine, il connaît son « rôle » historique. Le dernier coup d’épaule qui entraînera la chute du système maudit exige que le sujet ait «pleine conscience» du grand récit dont il va jouer le dernier acte, conscience du fait qu’il « dépend de son seul effort» de faire advenir le bonheur dans le monde (601). Le « salut» de tous, lui redit-on, ne dépend que de lui. La conscience, conscience de la domination subie et conscience de sa force historique, conscience que l’heure de la délivrance va « sonner », le libère de sa « passivité », car « cet état social ne croulera définitivement que lorsque ceux qui le supportent auront pris conscience qu’il ne se maintient que par leur passivité à le supporter (602) ». Seule l’ignorance, l’inertie perpétuent le mal social. La prise de conscience lui garantit la victoire, elle lui promet que «l’avenir lui appartient».

Dans la topique du sujet de l'histoire, c’est surtout le récit socialiste du mandat au prolétariat d’émanciper l’humanité qui est revenu en des variations infinies pendant plus d’un siècle: « Il dépend du seul effort de la classe ouvrière de faire pour tous une vie plus douce et plus belle (603) » La transformation de la société dépend de la prise de conscience du prolétariat, «le prolétariat qui est, en ce XXe  siècle, la classe la plus nombreuse et la seule qui peut affranchir l’humanité (604)  ». Mais, dans ce récit, la masse prolétarienne n’est pas encore venue à la conscience de son «rôle ». Il s’agit donc de donner à cette classe, opprimée et passive mais qui a mission d'agir, d’émanciper tous les êtres humains, la conscience de cette mission. L’affaire du parti est de « réveiller» la conscience des masses, de «faire la lumière » dans leurs cerveaux, de mobiliser « l'armée des prolétaires et des déshérités qui, ayant conscience de sa force et de son rôle dans la société, devra un jour marcher à l'assaut des privilèges (605) ». « La besogne quotidienne des socialistes est de préparer [les prolétaires] à la mission historique qu'ils ont à accomplir (606) » Les masses salariées — si elles forment le prolétariat en droit et en potentiel — n’incarnent pas vraiment le prolétariat, lequel ne saurait être amorphe et mystifié, c’est le militant finalement qui assumera le mandat tombé des mains des masses: j'y reviens plus bas. Le fameux slogan de Jules Guesde, répété pendant trente ans, résumait ce thème: «PLACE AU PROLÉTARIAT CONSCIENT ET ORGANISÉ (607) »

Cette conscience qu'on prétend éveiller dans la classe exploitée n’est pas une volonté héroïque et libre car revoici la logique déterministe: elle est le « reflet» des contradictions du capitalisme et de l’imminence de son effondrement. Si la conscience, comme on le constate, grandit dans les masses, c’est que la lutte finale approche. « Rôle » dit bien ceci: la pièce est déjà écrite, il reste à la jouer.

À ces propositions vient s'articuler l'idée que le sujet (ou le militant qui l'incarne), désintéressé, ne convoite pas le pouvoir pour lui-même et ne cherche dans l'accomplissement de sa mission que le bien commun de l'humanité. Comme la phraséologie socialiste le figera, il «n’a d’autre but que —». L’histoire lui tend un miroir avantageux, comment ne pas admirer un homme « n'ayant pour but que les services à rendre à l'humanité sans nul espoir de récompense personnelle (608) »? Plein d'amour pour l'humanité, il n’a personnellement à attendre des puissants et des ignorants que les outrages, la persécution, « son unique profil, c’est la haine aveugle des imbéciles (609) ». Il se sacrifie pourtant pour l'affranchissement de ces esclaves qui l'injurient. Il rêve d'une société de justice et de fraternité, on le hait et ceci, au fond, est juste. Il veut venger les faibles et apporter le bonheur aux hommes, les scélérats et les sots le haïssent, quoi de plus normal ? L’insulte, la calomnie, c'est le sort de ceux, qui, dans une société égoïste, «désirent ardemment le bien de l'humanité». Vers 1848, la réminiscence du Christ, mort entre deux voleurs pour le salut des hommes, est explicite (610). On traite le socialiste en criminel, il lui reste l'ironie amère «dites-nous si c’est criminel de vouloir le travail pour tous (611)! », «si c'est être des malfaiteurs que de vouloir la fin de la misère, de l'ignorance, des guerres (612) ».

L'agent de l'histoire est dévoué, courageux, désintéressé (face à l’adversaire cupide et dépravé), conscient (au milieu de l’ignorance répandue par les séides de la réaction), impavide devant les persécutions, devant les menaces. Ces persécutions sont son honneur. Plus les dominants l’insultent, le calomnient et le combattent, plus il est confirmé dans le fait qu’il suit la juste voie. Même pour plus tard, après la victoire, il ne prétend à aucune récompense, il « aspir[e] au bonheur pour tous les hommes », mais il ne rêve que de se fondre dans une société égalitaire (613). « Les Égaux ne reconnaissent point de maître. Toute domination leur est odieuse. Donc nous ne voulons point être rois», assurent les babouvistes de 1840. De même, plus tard, le prolétariat n'allait exercer sa dictature qu’en vue, dès que possible, de « s’abolir lui- même en tant que classe » et se fondre dans un bienveillant et immuable Arbeitsstaat.

La mission du sujet entraîne deux corrélats topiques: le consentement au martyre et la certitude de vaincre. Pour voir « ne fût—ce qu'un jour seulement avant de mourir» une société égalitaire, il assure être prêt à donner sa vie (614). Le sujet de l'histoire est légitimé par sa vision de l'avenir, elle le possède littéralement; elle le rend invulnérable et il est guidé par elle dans les tribulations. Ce sont des matérialistes proclamés (très condescendants à l’égard des vieilles barbes idéalistes de 1848) qui rediront aux leurs la métamorphose spirituelle qu’ils ont subie: « Les hommes qui ont compris, qui ont senti toute la beauté de cet âge d’or, de cet Eden dont l'éclat illumine notre avenir, ne peuvent pas ne pas consacrer toutes les forces de leur être à en hâter l’avènement.»

Peu à peu, au tournant du XX‘ siècle, le mandat historique de «préparer la révolution» glisse des mains de la masse prolétarienne pour devenir la mission du seul Parti, évolution qui préfigure le léninisme. Le militant est, certes, un « apôtre » qui doit-chercher à éveiller dans les masses les idées révolutionnaires, mais il doit se rendre à l’évidence: les masses ne répondent pas, en leur majorité, à l’appel de l’histoire. Elles demeurent assoupies dans leur «torpeur» résignée. La conscience leur fait défaut et aussi, ajoute-t-on, la «virilité». Ce sont les révolutionnaires conscients qui sont alors appelés à jouer le rôle d’accoucheurs du grand renouveau social et il convient de leur faire sentir leur supériorité sur les «masses amorphes» pour lesquelles ils se dévouent sans compter (617) . La propagande des partis passe ainsi à la dévolution du «rôle historique » au seul parti « de classe » (618) . J’ai étudié ce glissement, cette dévolution de tâche au Parti dans mon essai La propagande socialiste, au chapitre V. Dès le romantisme encore un coup, le grand rôle historique est non le fait des masses déshéritées au nom desquelles on agit, mais d’une «poignée d’hommes ardents et convaincus », une poignée d’élus conscients des lois de l’histoire; le blanquisme des « minorités agissantes » sera la traduction tactique et barricadière de cette vision (619).

Le militant révolutionnaire, ré-incarnation du sujet de l’histoire, est conscient de la grandeur de sa tâche, d’autant plus conscient qu'il s’auto-représente désormais en contraste avec les masses, veules et inconscientes. Ce n’est donc plus la condition économique qui fait le prolétaire, c’est la «conscience ». Les militants «ardents», « convaincus », forment une « élite » de «vaillants», une avant garde de «hardis pionniers » de l’Idée, «l’élite consciente du mouvement ouvrier» qui, le grand soir venu, entraînera cette arrière-garde désorganisée que sont les masses (620). La complaisance avec laquelle le socialisme fait l’éloge de ces «sentinelles avancées » qui ont «pris en mains» la cause des masses entretient un orgueil d’autant moins suspect qu’il est légitimé par l'esprit de sacrifice (« une poignée d'hommes prêts du jour au lendemain à sacrifier leur existence pour briser le pouvoir de la bourgeoisie (621) ») et par l'énergie investie, la résolution «virile », contrastée à «la veulerie et la bestialité des masses » (622)  et à la dégénérescence jouisseuse des ennemis de classe. « Nous sommes révolutionnaires, écrit le doctrinaire anarchiste Élisée Reclus, parce que nous voulons la justice et que partout nous voyons l’injustice régner autour de nous. [...] Contre l'injustice, nous faisons appel à la Révolution (623)  »

Il y a un immense bénéfice psychologique à avoir tout sacrifié pour se ranger avec abnégation du côté des «combattants du droit, [des] assoiffés de justice et de solidarité entre les humains 624  », puisqu’on se voit reconnaître la perfection morale de ceux qui « n’ont d’autre soucis que le bien être humain (625) ». Le militant a choisi le bon camp, des ennemis innombrables mais moralement disqualifiés l‘assaillent; impavide il lutte, il vainc ou succombe. «Nous ferons la guerre à toutes les injustices, à toutes les turpitudes, à toutes les palinodies, les yeux toujours fixés sur cet idéal de bonheur que nous entrevoyons (626). » Le militant, incarnation finale du sujet historique, est habité d’une foi qui fait de lui un «combattant du droit» héroïque mais surtout désintéressé. «Il croit en l’Avenir, en la transformation de l’ordre capitaliste. Le scepticisme décourageant qui ronge l’âme bourgeoise ne l’atteint pas. Il veut vivre et lutter pour voir la joie du monde (627). » Le militant peut être vaincu — il n’importe puisque l’histoire lui garantit la victoire de son idéal. « Si nous succombons, écrit le vieux leader allemand August Bebel dans son grand ouvrage féministe Die Frau, nous tomberons avec la conscience d'avoir fait notre devoir d’homme et avec la certitude que notre but sera atteint, quels que puissent jamais être les efforts des puissants, hostiles aux progrès de l'Humanité (628). »

Le discours révolutionnaire institue ainsi un sujet d'une abnégation totale, un être au service d’une cause telle que sa gloire est de se nier soi-même, immunisé contre toute accusation d'égoïsme, dévoué, trop dévoué (fatalement un jour imbu de l'arrogance de se sentir meilleur): «Nous faisons cette révolution au nom de la solidarité humaine, au nom de la liberté violée, de la conscience opprimée, de la raison proscrite, de la justice bannie, au nom de l'autonomie et des droits imprescriptibles de l’homme jusqu'ici niés et méconnus (629) »

S'il est issu, comme il arrive fréquemment, de la classe privilégiée, le militant demande au moins que les déshérités l'accueillent et l'entendent, au nom du sacrifice de son confort qu'il a fait par amour de l'humanité. «Écoutez-moi, demande un fouriériste aux ouvriers, car j'ai eu ma place marquée au banquet des élus, et je l'ai quittée volontairement par dégoût des convives et parce que je n'ai pas osé être heureux en face des souffrances de mes frères (630 ). »

La représentation du sujet est ainsi une sorte de poupée russe, il y a l'humanité, sujet de l'histoire; puis on trouve le prolétaire, mandaté pour y jouer le dernier rôle, puis on aperçoit le militant, avant-garde consciente - et même dans cette avant-garde, il ne faut peut être compter que sur ceux qui suivent la ligne, ceux qui «acceptent la thèse du collectivisme intégral», c'est-à-dire «les véritables socialistes (631) ». La logique des discours de lutte est fatalement élitiste.

Plus encore que dans la propagande socialiste, le sentiment de supériorité morale de l’anarchiste, conscient et résolu, éclate dans son discours. L’ignorance des masses « moutonnières » qui se laissent tondre, la foule stupide, la jobardise du « brave ouvrier votard », le « troupeau veule » des socialistes parlementaires lui inspirent un mépris universel qui ne cherche pas à se dissimuler. Minorité décidée, l’anarchie, en dépit des persécutions, sait qu'elle possède la vérité. Les persécutions au contraire garantissent que celui qui fait profession d’anarchisme est vraiment habité par l'esprit de révolte. L’anarchiste se consacre à la propagande, à l’ « éducation » car il «importe de grossir l’avant garde » qui « prépare la route à l'immense armée », mais il n'attend vraiment le salut que des seules « minorités agissantes » qui entraîneront, le jour venu, la masse indécise. « Les changements sociaux, pose Jean Grave, ne peuvent être le fait que de minorités agissantes en avance sur la moyenne (632) » Compte-il vraiment d'ailleurs sur une révolution « entreprise par une masse qui non seulement ne possède ni idéal ni héroïsme, mais encore a une mentalité capitaliste (632) » ? Nullement, il peut s'en passer. « Que restera-t-il à mettre en ligne de bataille au jour venu ? Une petite masse consciente, intelligente, énergique (634). » Il est fortifiant de se savoir une poignée d’individus « qui portent au cœur la haine du présent douloureux et l'amour du consolant avenir (635)». L’anarchiste est un déclassé, un en-dehors, un révolté, un réfractaire, un homme libre parmi les ilotes — et c'est sa gloire. On n'est pas révolutionnaire parce qu’on a la carte d'un parti prétendu tel, entre deux piteuses campagnes électorales, on l’est par tempérament: chez les compagnons, la révolution, des affaire d'en avoir ou pas.


Extrait de Le marxisme dans les grands récits. Essai d’analyse du discours  de Marc Angenot.  Presses de l'Université Laval. 2005. p. 275-280

NOTES

* Titre et sous-titre Vosstanie

601. Le combat (Allier), 10 février 1907, p. 1.
602. Jean Grave, Réformes, révolution, Paris: Stock, 1910, p. 85.
603. Éditorial de P. Constans, Le Combat (SFIO, Allier), 10 février 1907, p. 1.
604. Le socialiste, 24 novembre 1907, p. 1.
605. La bataille (Belgique), 8 décembre 1889, p.1.
606. Ch. Vérecque, La défense (Troyes), 22 mai 1908, p.1.
607. L’égalité, 12 février 1889, p. 1.
608. Adolphe Alhaiza, Historique de l'école sociétaire fondée par Charles Fourier. Suivi d'un résumé de la doctrine fouriériste, Paris: la Rénovation, 1894, p. 7.
609. Étienne Cabet, Système de fraternité, Paris: «Le Populaire», 1849, p.180.
610. Louis Blanc, Le catéchisme des socialistes, Paris: «Nouveau monde», 1849, p. 50.
611. Blavet, Renaissance (anar), 14 janvier 1896, p. 1.
612. Faure, Libertaire, 22 novembre 1895, p. 1.
613. V.-Adolphe Bonthoux, L’évangile socialiste. Volume I: la question économique, Paris Giard & Brière, 1912, p.18.
614. Brissac, Question sociale, avril 1892, p,153.
615. André Girard, Anarchistes et bandits, Paris: Temps nouveaux, 1914, p.22.
616. Parti ouvrier, 5 février 1889, p.l.
617. Frédéric Stackelberg, Vers  la société communiste, Nice: Au Droit du peuple, 1909, p. 15.
618. Almanach du Parti ouvrier 1892, p. 17.
619. Jean journet, Cri de délivrance. Intronisation du système harmonien sur le globe, Paris: Charpentier, 1846, p. 5.
620. Germinal (Amiens, anarchiste), le juin 1907, p. 1.
621. H. Galiment, Le Prolétariat (possibiliste), 11 octobre 1890, p. 1.
622. Grégorieff, La Cité (Toulouse, SFIO), 3 février 1907, p.1.
623. Almanach de la Révolution 1903, p.9.
624. Jean Allemane, Le Parti ouvrier (possibiliste), 2 janvier 1890, p.1.
625. Procès des anarchistes de Vienne, St-Etienne: Ménard, 1890, p. 1.
626. Le defi, 3 février 1884, p. 1.
627. Tribune socialiste (Bayonne), 23 août 1908, p. 1.
628. August[e] Bebel, La femme dans le passé, le présent et l'avenir, Paris: Carré, 1891. Traduit de l’allemand, p. 373.
629. Le Travailleur socialiste (Bordeaux, socialiste-révolutionnaire), n“° 1, 1890, p.1.
630. A. Toussenel, Travail et  fainéantise programme démocratique, Paris: Bureau du «Travail affranchi», 1849, .p 1.
631. Sixte quentin, Comment nous sommes socialistes (Encyclopédie socialiste, Vol.6), Paris: Quillet, 1913, p. 38.
632. jean Grave, Réformes, révolution, Paris: Stock, 1910, p.86.
635. Temps nouveaux, 2 septembre 1911, p. 2.
634. Ibid.
635. S. Faure, Libertaire, 16 novembre 1895, p.1.