vendredi 28 octobre 2016

De « l'en-soi » au « pour-soi » jusqu’à la praxis de classe. Matériaux pour une émission (6)

De « l'en-soi » au « pour-soi »
jusqu’à la praxis de classe.




NOTE INTRODUCTIVE


Quoi de plus ironique (pour d’autres tragique) que de publier ce passage tiré d’un ouvrage d’Henri Weber ? Ancien dirigeant de la LCR (Ligue communiste révolutionnaire) passé au PS après le “tournant de la rigueur” de 1983 ? Peut-être d’y lire certains propos de Robert Michels sur la “petite-bourgeoisie intellectuelle” ? L’ouvrage a néanmoins sa particularité. Il est peut-être le seul qui parle si littéralement et uniquement de “conscience de classe” dans une problématique marxiste.
 
Mais ne nous méprenons pas, la démarche fut publicitaire de l’avant-gardisme et du Parti, frontiste dans son anti-fasciste, toujours guidée par le programme de transition trotskien, c’est à dire l’anti-chambre théorico-pratique de la social-démocratie, et donc ce lieu si naturel ou H.Weber et autres Gérard Filoche ne pouvaient que mourir.
 
Il y a pourtant à prendre dans cet ouvrage plus précisément en creux bien sûr. Nous ne doutons pas que de sa critique pourra émerger un vrai débat, jusqu’à la notion de conscience de classe elle même. Concept qui peut rester fort ambiguë sur certains aspects.
 
Car qui a “conscience” et de “quoi” ? N’interroge-t-il pas sur l’idée de “vérité” qu’il faut toujours manier avec prudence ? Que font ceux qui ont cette “conscience” vis à vis de ceux qui sont censés ne pas “l’avoir“ ?
 
L’ouvrage de H.Weber apporte sa réponse en critiquant avec quelques justesses les positions “objectivistes” mais pour défendre le pire du “subjectivisme” celui du Parti “conscient” et des “révolutionnaires d’avant-garde” (On voit où cela mène). La problématique de la “mission” n’est pas étrangère à l’affaire de cette mystique de l’avant-garde comme d’ailleurs le poids que font peser certains “marxistes” sur le “sauveur” prolétariat. Qui génère toujours autant la désillusion des “croyants”.
 
Rappelons ce que disait Marx dans L'Idéologie allemande: “Les individus ne constituent une classe que pour autant qu'ils ont à soutenir une lutte commune contre une autre classe ; pour le reste, ils s'affrontent en ennemis dans la concurrence” au-delà peut-être ne s’agit-il que de gloser sur sexe des anges.
 
Que ceux qui se pensent “révolutionnaires” (sans révolutions d’ailleurs), s’organisent pour lutter contre l’exploitation et le refus totale du monde est toujours à l’ordre du jour. On se demande d’ailleurs à ce niveau s’il ne s’agit pas d’une injonction plus “éthique” pour certains que d’une nécessité. On sait que le dégoût du monde ne peut s’acheter même avec un “bon” salaire Mais on sait aussi ce qu’il en est de la sociologie des milieux “révolutionnaires” et de ce que cela implique. La frontière est ténue entre la “conscience” militante et l’aristocratisme, comme cache sexe d’un mépris souvent de classe d’ailleurs.
 
Dire que La praxis de la classe en lutte est la seule à même de trancher cet énorme fatras de la “conscience” dans lequel hélas le prolétariat peut tomber, et retombera tant qu’il ne fera que taper du poing sur la table, peut sembler juste mais relève aussi in fine d’une “formule” historiciste réconfortante. Car toutes les lois et nécessités, fussent-elles de l’histoire sont là pour être subverties ! La bourgeoisie ne se gêne pas de le faire à coup de canon ou de peste émotionnelle.
 
On nous fait comprendre que les idées ne valent plus rien ! ou se valent toutes, ou ne mènent jamais au delà d’autres idées….C’est peut-être aussi que nous avons cessé de penser leurs matérialités possibles. Même si après tout on a toujours le luxe de ses idées.
 
Quoiqu’il en soit, on ne peut pas éluder le débat de l’organisation des individus en luttes ou qui ont des “idées” communes, comme celui de la résistance à la propagande de masse opérée par la naturalisation du marché. Dont l’entreprise de “séduction” par son esthétique, demeure bien plus “désirable” (avec un flingue sur la tempe) qu’un communisme ou un anarchisme qu’on nous vend de plus en plus ouvertement comme ascétique, pour toujours mieux renvoyer les débats sur la Révolution dans les arrière-mondes de la “nécessité historique ” du pragmatisme apocalyptique ou de la fuite “national-communaliste”.
 
Si nous devons critiquer l’ouvrage de H.Weber il nous faut insister aussi sur le fait que : Le léninisme a produit son pire produit, l’anti-léninisme. Plus précisément celui qui déconnecte forme et fond des mouvements sociaux, prend le chemin pour le but, la forme pour le fond.
 
Ainsi insister sur “l'autonomie” des actions prolétaires ne suffit pas. Car faire de l'autonomie un principe obligatoirement révolutionnaire comme ce fut le cas du “dirigisme” par une minorité, conduit à la même impasse fétichiste. Peut-être aussi à une forme de populisme dont la matrice est d’avoir tant espérer et trop attendu.
 
Nous ne voulons pas être les témoins de Jéhovah de la révolution pas plus les défenseurs d’une autonomie de la forme sans contenu. Il nous faut simplement assumer d’être des individus historiques c’est à dire “conscients” que isolés rien ne sera possible.


EXTRAIT


« L'en-soi » et le « pour-soi » de la classe

C'est donc après 1845, sur la base d'une réflexion sur le mouvement ouvrier européen, l'étude de ses idéologues, et partant, de la rupture théorique avec l'hégélianisme de gauche (concrétisée par les Thèses sur Feuerbach), que Marx produit sa propre théorie de la Révolution socialiste, et donc la théorie du prolétariat comme classe révolutionnaire

Pour le jeune Marx de 1845, la classe ouvrière n'est pas spontanément révolutionnaire. La classe ouvrière, c'est, d'abord et partout, la classe « en-soi », c'est-à-dire la classe telle que la produit le développement du mode de production capitaliste, pur objet du processus économique, simple « matière à exploitation ». La classe « en-soi » n'a ni conscience d'elle-même ni, a fortiori, conscience de ses intérêts historiques. Elle partage les idées, les valeurs, la conception du monde que propage la classe dominante. Elle tient la place que lui assigne cette classe dans les rapports capitalistes de production. Elle ne conçoit pas d'autres rapports sociaux possibles. Elle est « déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même ».

Bref, la classe dominée de la société bourgeoise est également dominée idéologiquement. Son asservissement idéologique constitue d'ailleurs le garant le plus efficace de l'ordre établi, le moyen pour la classe dominante de perpétuer sa domination « pacifiquement ».

Dans la formation sociale capitaliste l'asservissement idéologique de la classe dominée est plus prégnant que dans toutes les sociétés antérieures. Il ne procède pas simplement du monopole de la classe dominante sur les moyens d'éducation et d'information. Il s'enracine dans la nature même des rapports sociaux :

La généralisation de la production marchande, explique Karl Marx, entraîne la réification de tous les rapports humains. Les relations humaines qualitatives se transforment en attribut quantitatif des choses.

« Toutes les formes d'organisation de la production qui ont précédé l'économie marchande, écrit L. Goldmann, étaient caractérisées par l'existence d'unités de production et de consommation à l'intérieur desquelles l'organisation de la production des biens et leur répartition se faisaient suivant un schéma sans doute inique et inhumain, mais toujours transparent et facilement compréhensible . »

Avec l'avènement du capitalisme, cette limitation des unités économiques et cette transparence relative du caractère humain de l'organisation de la production disparaissent. La généralisation de l'échange étend le champ de la production à tout le globe : un capitaliste britannique travaille avec des matières premières égyptiennes et écoule ses produits finis en Inde. La régulation de la production par le marché mondial — sur lequel chaque producteur se trouve confronté à des acheteurs et à des concurrents unis par la recherche du plus grand gain immédiat et agissant indépendamment et à l'encontre les uns des autres — brouille la transparence de l'organisation de la production, la rend opaque, fantasmagorique. L'activité propre de l'homme, la production matérielle et ses résultats apparaissent comme une puissance objective et étrangère, indépendante de l'homme et le dominant.

Comme l'écrit fort bien Lukács,

« ... lorsque le capitalisme s'impose comme mode de production dominant, les rapports, les relations entre personnes prennent le caractère d'une chose, acquièrent « une objectivité illusoire » qui, par son système de lois propre, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence fondamentale ».

Cette réification générale des rapports sociaux de production dissimule mieux que toute idéologie explicite la véritable nature de ces rapports. Elle confère aux idéologies bourgeoises un soubassement inconscient solide. On peut contester un type de relation, mais qui contestera la nature même des choses, leurs qualités objectives, leurs lois d'évolution?

Mais, si profondément et solidement enraciné soit-il, cet asservissement idéologique de la classe ouvrière n'est pas immuable. L'efficacité de la domination idéologique est largement fonction du dynamisme du système. Elle est particulièrement forte dans sa phase ascendante, lorsque la classe dominante est capable de développer rapidement les forces productives; lorsque les contradictions du système se manifestent sous une forme embryonnaire ou atténuée.

Mais la domination idéologique de la bourgeoisie ne conserve pas éternellement cette belle efficience. Elle entre en crise à mesure que le système entre en crise lui-même. Un moment survient nécessairement où l'exacerbation des contradictions capitalistes dément l'idéologie dominante, quelles que soient ses adaptations. « La réalité se critique elle- même. »

Alors s'ouvre un espace pour la critique radicale du système.

A la classe « en-soi » s'oppose la classe « pour soi », pleinement consciente de ses intérêts historiques, du système social qui les réalise, et partant, de l'antagonisme fondamental qui l'oppose à la société bourgeoise. La classe « pour-soi » ne se comporte plus comme simple collection d'agents économiques cherchant à vendre le plus chèrement possible leur force de travail. Elle s'est émancipée de la tutelle idéologique et politique de la bourgeoisie. Elle lutte désormais consciemment pour ses propres fins : la destruction des rapports sociaux existants, l'instauration du socialisme. Elle n'est plus simple rouage de l'économie mais sujet du processus historique.

Le rôle central du concept de « praxis révolutionnaire »

Mais comment la classe « en-soi » se transforme-t-elle en classe « pour-soi »?

Par le développement de sa pratique historique de lutte, répond Karl Marx.

La classe ouvrière n'est pas la classe révolutionnaire de la société bourgeoise parce qu'elle est la classe la plus misérable ou la plus opprimée. D'autres classes (la petite paysannerie, le lumpen prolétariat) sont plus misérables et plus opprimées qu'elle. Elle est la principale classe révolutionnaire, parce qu'en raison de la place qu'elle occupe dans les rapports sociaux de production, elle est d'une part, acculée à une pratique historique de lutte de grande envergure, et d'autre part, elle dispose dans cette lutte d'une formidable puissance sociale.

Elle est acculée à la lutte, parce que tout le système social est organisé en vue de l'exploitation maximum de sa force de travail. Si elle ne combat pas énergiquement, à tous les niveaux, les exigences du capital, si elle ne s'organise pas méthodiquement dans ce but, son degré d'exploitation s'élève jusqu'aux limites physiologiquement supportables et même au-delà. Dans cette lutte, la classe ouvrière dispose d'atouts redoutables. Elle est la classe la plus nombreuse, la plus concentrée, la plus homogène, « unie et disciplinée par le mécanisme même de la production capitaliste ». Surtout, c'est elle qui met directement en œuvre les forces productives modernes.

Aussi elle est en mesure de paralyser la production, donc de porter des coups mortels à son adversaire de classe, au niveau de l'entreprise et de la société.

Dans la société capitaliste, le prolétariat vit l'antagonisme de classe sous une triple forme : en premier lieu en tant que classe productive il entre en antagonisme avec ceux qui ont la haute main sur son travail et ses produits : le patronat et son aréopage. Les intérêts sont ici rigoureusement contradictoires, et cette contradiction structurelle engendre un conflit permanent, une lutte de classe élémentaire dont l'enjeu est le prix de la force de travail et les conditions de son exploitation. A travers cette lutte élémentaire, incessante, les travailleurs prennent conscience d'eux-mêmes, du rôle qu'ils jouent dans la production, de leurs intérêts en tant que producteurs, de l'antagonisme qui les oppose au patron, ils prennent conscience de leur identité et de celle de leur adversaire.

Mais l'antagonisme entre capitalistes et prolétaires n'en reste pas à ce niveau limité, éclaté, micro-social. Il ne se réduit pas à l'antagonisme économique entre ouvriers et patrons. Il se prolonge au niveau de la totalité sociale.

D'une part parce que toutes les institutions de la société bourgeoise visent, de façon plus ou moins médiée, à consolider et reproduire les rapports capitalistes d'exploitation. Cette fonction essentielle des institutions se révèle notamment en période de lutte. Dans leur conflit avec le patronat, les travailleurs sont confrontés à « l'arbitrage » des appareils d'Etat. Ils entrent en conflit avec ces appareils (police, justice, administrations, médias, armée...) dont la nature et la fonction sont alors clairement perceptibles.

A ce niveau, la conscience d'elle-même et de ses adversaires acquise par la classe se précise. Elle intègre des éléments de connaissance des diverses instances et niveaux de la société globale : connaissance des diverses institutions étatiques et du comportement des autres classes et fractions de classes. La conscience ouvrière devient conscience politique de classe.

Enfin, la concurrence effrénée que se livrent les capitalistes en vue de l'accumulation du capital engendre, au niveau de la société globale, l'anarchie de la production, des dysfonctionnements multiples, des gaspillages inouïs dont les travailleurs sont les premières victimes. Généralement masquée en période d'expansion, l'irrationalité profonde du système, avec son cortège de souffrances, éclate au grand jour dans les phases de crise ouverte. Les prolétaires vivent, plus dramatiquement que les autres classes, l'antagonisme entre le type de développement qu'impose la course aux profits maximum et l'exigence de satisfaction des besoins humains. Ils sont donc amenés à contester la finalité même du système, et à le combattre au nom d'une société réalisant d'autres valeurs et poursuivant d'autres fins.

De par sa position dans le procès de production capitaliste, donc, la classe ouvrière se trouve au coeur d'un triple conflit : conflit économique avec les patrons (exploiteurs/exploités); conflit politique avec l'État bourgeois (oppresseurs/opprimés); conflit social avec la société bourgeoise. A un certain niveau d'exacerbation des contradictions objectives du système, elle vit ces trois conflits simultanément et intensément. Sa pratique de lutte lui permet d'acquérir alors un point de vue autonome sur la totalité sociale.

La classe ouvrière est en situation d'identifier son conflit immédiat avec le patronat aux antagonismes plus généraux qui l'opposent à la politique de la classe dominante. Elle est en situation de comprendre la vérité de la société bourgeoise en même temps que d'imaginer une autre société possible.

Ainsi assiste-t-on à deux mouvements convergents : la domination idéologique de la bourgeoisie devient plus vulnérable. Cependant que s'affine et s'étend la conscience critique du prolétariat.”


Pages 52 à 59. Extrait de: Marxisme et conscience de classe de Henri Weber - Union générale d'éditions (10/18), Paris, 1975. (Il s’agit de sa thèse qu’il a soutenu à la Sorbonne, en 1973, sous la direction de Maurice de Gandillac.)