mercredi 26 octobre 2016

Karl Marx Essai de biographie intellectuelle par Maximilien Rubel (Parution)

Karl Marx 
Essai de biographie intellectuelle 
par Maximilien Rubel

En 1957, lors de la parution de Karl Marx, essai de biographie intellectuelle, Maximilien Rubel a présenté un Marx « tel qu'en lui-même », à l'opposé du Marx tel qu’il avait été composé par les différents marxismes d’État ou de parti. Ce Marx inédit, singulier, qui, selon Karl Korsch, apparaît comme un penseur de l’émancipation parmi d’autres, et non plus comme le père fondateur d’une doctrine à vocation mondiale. Un Marx auteur d’une œuvre de pensée avec ses difficultés, ses éventuelles contradictions, mais aussi l’exigence d’une émancipation radicale, de sorte qu’il pouvait devenir, comme M. Rubel l’a montré, le critique le plus virulent de ce qui portait le nom de marxisme. Le lecteur d’aujourd’hui peut être d’autant mieux aux écoutes de l’œuvre de M. Rubel que l’effondrement de l’URSS et des régimes satellites prétendument socialistes a eu pour effet paradoxal de nous rendre un Marx débarrassé des concrétions idéologiques qui avaient dressé un véritable écran entre lui et nous. Cette réédition inaugure le temps d’une explication avec Marx. À la lecture de M. Rubel naissent des questions ouvertes : peut-on voir dans Marx l’auteur d’une sociologie ? N’est-il pas plutôt l’initiateur d’une critique sociale qui va jusqu’aux racines, ou bien d’une théorie critique de la société ? Comment convient-il de penser ici et maintenant l’articulation entre sociologie et éthique ?

Comme le montre dans sa préface Louis Janover, le collaborateur de M. Rubel, cette biographie intellectuelle est la source étonnamment féconde de toute une œuvre qui s’est déployée dans des directions multiples, pour laisser apparaître les différentes facettes de Marx : les Pages choisies pour une éthique socialiste qui datent de 1948 avec l’introduction de M. Rubel à « une éthique marxienne », Marx critique du marxisme, les Études de marxologie et les quatre tomes de l’édition incomparable de Marx dans la Pléiade, travail où se mêlent érudition et désir d’émancipation, adressé au seul public qui importe : « L’humanité pensante qui est opprimée et l’humanité souffrante qui pense. »


Avant-propos pour la deuxième édition 
par Maximilien Rubel (1969)

"A l'époque où ce livre parut, il posait les problèmes qui n'ont pas cessé de nous hanter. II n'apportait pas une exégèse de plus, car la pensée de Marx était déjà recouverte d'une épaisse broussaille littéraire, où s'enchevêtraient les thèses les plus contradictoires. Il se proposait simplement de faire entendre la voix du révolutionnaire lui-même, parlant pour le seul public qui lui importait : « L'humanité pensante qui est opprimée et l'humanité souffrante qui pense » (1). Le langage qui s'imposait, c'était celui de la communication et de la communion, le seul accessible à l'interlocuteur de Marx, à l'homme qui vit d'une existence empruntée et octroyée. A cet être amputé, privé de ses possibilités créatrices, il fallait faire comprendre en quels abîmes il traîne sa vie, et comment un homme s'est donné à tâche de lui désigner d'autres horizons.

Portes ouvertes, dira-t-on. C'est vrai ; il faut seulement les enfoncer. Les mots de tous les jours font l'affaire.

Dix ans ont passé. La broussaille est plus épaisse d'avoir été soigneusement cultivée. L'interprétation des textes sacrés en défend plus que jamais l'accès. Les spécialistes de « l'univers langagier» ont organisé des passages-labyrinthes qui, pour être inaccessibles aux profanes, n'en réjouissent pas moins les amateurs d'herméneutiques obscurcissantes. On ne peut s'empêcher de songer à d'autres civilisations qui, sentant leur déclin, se drapèrent d'oripeaux rutilants et s'adonnèrent à la griserie du verbe.

Plus l'horreur moderne est visible, plus il importe qu'elle soit incommunicable. Les praticiens de la rhétorique et de la fausse abstraction vont là pour avilir l'expression toute crue des faits observables, et pour en offrir une version abstruse. A qui ? A la confrérie des initiés, des privilégiés de la « culture », des avaleurs de mots nouveaux ; aux meneurs de .foule prêts à sacrifier à toutes les modes intellectuelles, à condition de réussir dans leur entreprise démagogique : faire accepter le monde baptisé « socialiste » comme l'accomplissement des espérances .formulées par l'auteur du Capital.

L'ouvre de Marx n'est certes pas toujours d'un abord facile ; ou plutôt elle offre parfois des difficultés ; mais en toutes ses parties elle est rédigée avec rigueur et sans offense au sens commun, lors même que la passion du pamphlétaire justicier l'emporterait sur le souci de la froide analyse critique.

De cette oeuvre, on aperçoit les fondements et le projet, l'argument et la finalité. Rien n'est plus étranger à son esprit qu'une clef de l'inconnaissable, ou un éclair de vérité qui s'appellerait éblouissement. Elle est de bout en bout un irrespectueux démenti infligé à tous les prestiges du verbe. Ses ambiguïtés proviennent rarement d'un abus de langage ; elles sont la marque d'un penseur pour qui la recherche de la vérité et toute découverte scientifique sont la tâche commune de ceux qu'un heureux coup du destin a institués libres éducateurs de leurs frères délaissés par la chance.

Jadis, quand survenait une querelle, c'était sur un point ou un aspect de la théorie, dont l'objet même était rarement en cause, tant la langue est transparente (exception faite, peut-être, de quelques pages dont Marx voulut qu'elles fussent ardues, pour exciter la curiosité des spécialistes de son temps) . Au reste, faiblesses et erreurs de raisonnement pouvaient être décelées à l'aide de la même logique qui guidait l'auteur dans l'exposé de son enseignement. Et si, du vivant de Marx, on refusait à celui-ci le dialogue et la critique, c'était moins pour des raisons touchant au sens du discours offert à la réflexion que parce que les énoncés réclamaient du lecteur une réponse qui ne pouvait être qu'un engagement moral et actif : rester indifférent, c'était se rendre complice de la barbarie dénoncée. Le mutisme des contemporains de Marx équivalait alors à une réaction de défense.

L'accueil réservé autrefois à ce livre est loin d'avoir été unanimement favorable et si certaines critiques semblent avoir perdu depuis leur fondement, c'est que la thèse centrale de cet essai a cessé de rencontrer un refus systématique auprès de certains auteurs qui se sont institués gardiens incorruptibles de l'héritage intellectuel de Marx. Cette acceptation s'explique en fait par le désir de se conformer aux exigences de l'opportunisme politique plutôt que par une recherche et une réflexion personnelles. En bref tout semble indiquer que la mode marxiste va nous proposer un nouveau travesti tout aussi désordonné que les précédents, et cela avec d'autant plus d'éclat que, dans sa variante bolchévik, le marxisme érigé en idéologie d'État a institutionalisé la « morale marxiste ». Par cette consécration officielle d'une morale prétendument inspirée par Marx, on a voulu prouver l'inanité de notre effort : dégager de son enseignement une éthique socialiste. Nous refusons, bien entendu, d'accepter la caution du bolchevisme dans ses variantes stalinienne et post-stalinienne comme une confirmation de la justesse de notre analyse, au même titre que nous n'identifions pas celle-ci aux tentatives orthodoxes ou néo-kantiennes, chrétiennes ou néo-chrétiennes dont le caractère spéculatif n'est pas moins éloigné de notre préoccupation que les palinodies du marxisme-léninisme. Ce seul fait suffit à justifier à nos yeux la présence de ce livre parmi la masse d'écrits qui se veulent décrypteurs du texte laissé par Marx.

A titre d'exemple, nous donnons ici quelques jugements et critiques dont l'intérêt nous paraît durable — tout au moins dans la situation actuelle d'un marxisme purement rhétorique — et qui sont de nature à éclairer le lecteur sur le sens de notre essai : « Rubel peut comparer la réaction anti-hégélienne de Marx à celle de Kierkegaard contre la même doctrine, sans négliger bien entendu la différence : Kierkegaard proteste au nom de l'individu concret et Marx au nom de la société concrète. » Et à propos de « inspiration éthique du socialisme marxien », le même chroniqueur tient la démonstration pour irréfutable, « fondée sur l'analyse la plus précise de la lettre et de l'esprit des textes, compte tenu des dates et de toute la documentation accessible » (2). Selon un autre critique, « (...) M. Rubel a cent fois raison de souligner qu'une préoccupation éthique constitue en quelque sorte le moteur de l'activité intellectuelle de Marx. Sa tentative de faire rentrer l'ensemble de l'oeuvre scientifique de Marx dans le cadre de la sociologie est plus discutable, mais peut à la rigueur se soutenir comme l'une des interprétations possibles. En revanche, il nous semble qu'en essayant de dissocier l'aspect éthique et l'aspect sociologique de l oeuvre de Marx, M. Rubel adopte une position qui est à la fois contraire au génie même de la pensée marxienne, et peu utile pour la compréhension » (3)."

Suite de l'avant-propos pour la deuxième édition  par Maximilien Rubel (1969)

TABLE

Préface  de Louis Janover.

Avertissement
Avant-propos de la deuxième édition

Introduction

I. Libéralisme et socialisme
1. Une vocation.
2. L'État et le règne de la raison.
3. Critique de la philosophie de l'État de Hegel.
4. Adhésion à la cause du prolétariat.
5. Économie politique et éthique sociale.
6. Socialisme et sociologie.

II. Sociologie
1. Matérialisme pragmatique.
2. Créations idéologiques.
3. État et révolution.
4. Sociologie économique et politique.
5. Sociologie historique.

III. La civilisation du capital
Introduction : La commune villageoise.
1. Problèmes méthodologiques.
2. Fétichisme social.
3. De l'aliénation à l’individu intégral.
4. Le capitalisme « pur » et ses lois.
5. Problèmes de sociologie concrète.

Conclusion
Bibliographie. L’œuvre de Karl Marx.
Index nominatif et bibliographique.

Editions Klincksieck 464pages.