mardi 11 septembre 2018

L’augmentation de la conscience comme condition première de la révolution ? - Matériaux pour une émission (19)

L’augmentation de la conscience 
comme condition 
première de la révolution ?

Matériaux pour une émission (19)






Nous sommes au regret d’informer les collectionneurs de publications révolutionnaires que le présent numéro de Lutte de Classe est le dernier qu’ils recevront. Pour ceux qu’elle pourrait intéresser, l’analyse qui a conduit à cette décision est résumée ci-dessous.



I. - PENSÉE ABSTRAITE ET DIVISION DU TRAVAIL

Depuis la dissolution de la communauté primitive, la division du travail n’a fait que s’approfondir, parallèlement à la séparation de l’homme d’avec la nature et à la constitution des classes et de l’État. Dans la société de classe, la spécialisation conditionne le développement des forces productives ; qui à son tour détermine son évolution et ses modalités.

À mesure que la praxis humaine s’élargit à travers l’appropriation et la transformation du monde par l’homme, la multitude des phénomènes observables s’ordonne en concepts, instruments d’une pensée abstraite qui concurrence la saisie immédiate du réel. Dans toutes les sociétés qui succèdent à la communauté primitive, cette pensée s’affirme comme la prérogative d’une couche sociale d’autant plus limitée que les forces productives sont peu développées ; mais son rôle est très différent d’une société à une autre. Dans les sociétés asiatiques où, les forces productives plafonnant à un niveau relativement bas, aucune classe n’est susceptible de jouer un rôle révolutionnaire, les castes de prêtres et de lettrés n’exercent que des fonctions techniques de conservation de l’ordre établi, dont elles sont les garants idéologiques. Dans les sociétés féodales, par contre, où le développement de l’économie marchande exacerbe les contradictions internes qui l’ont rendu possible, la montée de la bourgeoisie - agent essentiel de ce développement - s’accompagne de celle des intellectuels, qui explicitent (dans leurs théories sur l’État, la démocratie, la société, la concurrence, l’économie, etc.) les intérêts historiques de leur classe et codifient les institutions qui leur permettront de s’affirmer.

Le développement du capitalisme fait accomplir un saut qualitatif, aussi bien à la croissance des forces productives qu’à la division du travail social. À travers l’accumulation primitive, le capital commence par rassembler formellement sous son autorité une partie des forces productives déjà existantes, qu’il met au service de sa propre valorisation. Une fois constituée une base capitaliste adéquate, la reproduction élargie est assurée grâce à la plus-value absolue que fournit un prolétariat surexploité de plus en plus nombreux. Les difficultés auxquelles se heurte ce processus - crises périodiques et résistance insurrectionnelle du prolétariat - conduisent le capital à jeter par la mécanisation les premières bases de sa domination réelle sur le procès de travail, et donc de la formation de plus-value relative.

Mais la grande industrie mécanisée se heurte à des problèmes de valorisation inextricables, à la fois du fait de ses limites technologiques et organisationnelles propres, et par suite de l’inadéquation du cadre social tout entier aux besoins à long terme du capital. Ce n’est qu’à travers des convulsions marquées par deux guerres mondiales et une crise économique sans précédent que le capital parvient à briser, pour toute une période historique, les obstacles qui s’opposaient à son développement. Le système de production moderne assure pour la première fois, avec l’O.S.T., une domination spécifique sur le travail vivant, tandis que l’organisation sociale est bouleversée de fond en comble pour rétablir, par le développement du secteur improductif (privé aussi bien qu’étatique) les conditions de la valorisation du capital : développement de sa circulation, accélération de sa rotation, rationalisation du procès de reproduction et de l’encadrement de la force de travail.

La modernisation se traduit par une déqualification de plus en plus poussée du travail, tant productif qu’improductif. En dépit de l’accroissement du nombre de « cols blancs » qui font un travail dit « intellectuel », l’immense majorité des emplois disponibles ne requiert aujpurd’hui aucun entraînement à la pensée abstraite. Le capital créant et répartissant les aptitudes suivant les besoins de sa valorisation, il s’ensuit qu’en règle générale les travailleurs ne possèdent pas les instruments qui leur permettraient de mettre en cause explicitement c’est-à-dire théoriquement, avec des idées abstraites - la domination du capital, bien que leur situation dans le mode de production capitaliste les contraigne à contester implicitement cette domination par leur lutte contre l’exploitation.

Mais la division du travail imposée par le capital implique - notamment pour assurer l’application directe de la science à la production et le fonctionnement global des circuits de valorisation - l’existence d’une couche de spécialistes de l’abstraction, qui ne peuvent servir le capital qu’à condition d’être dotés d’instruments qui leur permettent de mettre intellectuellement en question l’ordre établi, tout en étant dépourvus des moyens de le combattre effectivement. Cette intelligentsia comprend essentiellement des « travailleurs intellectuels », mais aussi d’autres travailleurs (productifs ou non) qui individuellement ont échappé à leur conditionnement social, que ce soit par le canal des organisations politiques et syndicales ou par certaines formes de marginalisation.

La contradiction interne d’une hiérarchie sociale qui n’est fondée qu’en apparence sur les résultats scolaires et universitaires conduit une partie de l’intelligentsia à contester l’ordre existant, et ce d’autant plus lorsque la lutte des travailleurs contre l’exploitation tend à sortir du cadre capitaliste, c’est-à-dire dans les périodes où le mode de production en vigueur ne parvient plus à concilier la valorisation du capital avec la reproduction normale de la force de travail.

C’est ce qui se produit aujourd’hui, alors que ressurgissent à un niveau supérieur les contradictions qui avaient été temporairement surmontées après la seconde guerre mondiale. Le capital avancé se valorise de plus en plus difficilement ; la majeure partie de la population mondiale s’enfonce dans un sous-développement auprès duquel les misérables conditions d’existence qu’offre le capitalisme moderne apparaissent comme un inaccessible paradis ; quant au capitalisme d’État, sous quelque forme qu’il se présente, l’impasse historique dans laquelle il est irrémédiablement enfoncé se situe bien en deçà du stade de la domination reelle.

Mais à la différence de la crise qui a marqué la première moitié du siècle, on ne voit aujourd’hui poindre à l’horizon aucune nouvelle forme d’organisation du travail et aucune transformation du cadre social susceptibles de rétablir les conditions de la valorisation. Ce qui est enfin à l’ordre du jour, ce n’est plus un replâtrage ou un nouveau stade du capitalisme, mais une crise qui conduira, soit au communisme, soit à la disparition de l’humanité, du moins telle que nous la connaissons.

II. - INTELLIGENTSIA ET CONTRE-RÉVOLUTION

Si le mouvement qui sape les rapports de production capitalistes est dès maintenant perceptible, il n’en porte pas moins les stigmates de la société qui l’a engendré. Reflétant la division existante du travail social, ce mouvement apparaît comme scindé entre la praxis du prolétariat et l’élaboration théorique qui est le fait de certains membres de l’intelligentsia.

Mais on ne peut mettre ces deux activités sur le même plan. Si la première est déterminante, c’est parce que le prolétariat a une position centrale et spécifique dans la société : en tant que producteur exclusif de plus-value, il est le seul à pouvoir assurer la valorisation du capital, toutes les autres conditions de ce processus ne pouvant jouer qu’un rôle subordonné, et du reste tributaire de la disponibilité même de la plus-value. Le prolétariat est la face cachée du capital, et c’est cette situation - et non son importance numérique - qui lui permet de le détruire [1].

La révolution communiste ne peut être envisagée comme un moment séparé marquant la transition entre un « avant » et un « après » la prise du pouvoir par une classe, fut-elle le prolétariat. Dans son essence, c’est, le mouvement communiste achevé, c’est-à-dire le processus de généralisation des rapports sociaux communistes dont le prolétariat est historiquement le porteur, processus au cours duquel l’effondrement du mode de production capitaliste libère les producteurs et l’humanité tout entière de la domination du capital. C’est alors que, les classes et la division du travail abolies, pensée abstraite et pensée concrète peuvent enfin se fondre en une pensée dialectique, instrument incomparable de saisie du réel : l’unification du mouvement social s’accomplit par la disparition de l’intelligentsia en tant que corps de spécialistes privilégiés.

Quelle que soit l’intensité avec laquelle certains de ses membres - productifs, improductifs ou révolutionnaires professionnels - ressentent le caractère insupportable de l’existence que lui fait le capital, l’intelligentsia se situe donc, par la force des choses en dehors du processus et des conditions matérielles qui constituent le fondement des rapports sociaux communistes.

La perspective de sa disparition ne lui souriant guère, la défense de ses intérêts catégoriels passe dès maintenant par la subordination pure et simple du mouvement réel aux détenteurs de la science révolutionnaire. Cherchant à se poser en conscience agissante de la classe qui prendra le pouvoir, elle conçoit forcément le mouvement communiste, à l’instar de la révolution bourgeoise, comme une guerre civile généralisée où s’affronteraient diverses armées (ou groupes armés). Se plaçant ainsi sur le terrain même du capitalisme - où le prolétariat est condamné à la défaite [2] - le directivisme se heurte à une contradiction insurmontable : le processus révolutionnaire étant appropriation par le prolétariat de son activité, comment une activité qui, par définition, est séparée, peut-elle contribuer à cette appropriation ?

Devant une nature qui l’écrase, le primitif attribue à la pensée une toute-puissance imaginaire, qui exprime son angoisse devant son impuissance réelle. Tout aussi impuissante devant le mouvement social, l’intelligentsia reprend à son compte cette pensée magique, porteuse originelle de la réification. L’activité du prolétariat se reflétant dans leur pensée, les théoriciens en déduisent que la pensée peut s’emparer de l’activité et la guider, comme elle le fait apparemment au niveau de l’individu. Mais ici pensée et activité sont exercées par deux couches sociales bien distinctes : le directivisme ne fait que reprendre la logique, de la division du travail, portée à sa plus haute expression dans le cadre de l’ O.S.T. [3]

Cette forme extrême de directivisme a trouvé des applications pratiques là où était à l’ordre du jour le passage au capitalisme d’État, dont elle constituait l’expression idéologique la plus appropriée. Mais l’incapacité de cette variante bâtarde du mode de production capitaliste à faire face aux problèmes du capitalisme moderne oblige aujourd’hui les idéologues à se réfugier dans des formules d’allure plus modérée. Certains assignent aux révolutionnaires la fonction de « démystifier » le prolétariat, prisonnier, comme chacun sait, de l’idéologie capitaliste. Inversant le mouvement réel, on pose l’augmentation de la conscience comme condition première de la révolution, ce qui suppose que l’idéologie puisse se détacher des conditions matérielles de son apparition et exercer sur elles une influence autonome. Mais en fait, si dans le cadre de la domination du capital l’idéologie correspond à des nécessités particulières, cette circonstance ne lui confère pas d’existence propre, susceptible de s’affirmer ou d’être combattue en tant que telle. L’idéologie n’est pas un produit pouvant se séparer des conditions de sa production : c’est un moment d’une totalité qui ne peut pas plus s’en détacher que le reflet du soleil dans une flaque ne peut se détacher de la surface de l’eau [4].

Mais la fausse conscience n’affiche pas toujours aussi ouvertement la subordination du mouvement réel.

L’activisme, qui donne la priorité à l’agitation sur l’élaboration d’une théorie apportée de l’extérieur au prolétariat, a en fait le même contenu : c’est toujours le cerveau qui donne des impulsions, réveille la classe ou lui sert de détonateur. Si les moyens de communication diffèrent, le message véhiculé est identique : des spécialistes affirment leur séparation d’avec le prolétariat par le fait même de s’ adresser à lui au moyen de journaux, , de tracts, d’affiches, de prises de parole, de mots d’ordre, ou encore d’attentats terroristes (la propagande par l’exemple). À l’instant même où ils prétendent avoir réalisé la fusion, ils dénoncent leur supercherie un se présentant comme des « poissons dans l’eau » [5]. Toute tentative de fusion portant sur d’infimes minorités pose nécessairement les fusionnistes en catégorie séparée qui affirme son identité distincte par l’acte même qui devait conduire à la fusion [6].

Au dernier degré de cette pratique, la crainte d’apparaître comme un bureaucratie [7] conduit à se contenter de disséminer des informations en évitant toute analyse et toute action : c’est encore une fois le cerveau, mais celui du paralytique. Que les informations soient envisagées comme instrument d’une prise de conscience, ou comme moyen de lutte immédiate, l’idée de base est que c’est l’ignorance qui empêche les travailleurs de prendre des initiatives qui seraient objectivement possibles. En leur apportant des informations, on les aiderait à élargir leurs possibilités de lutte, à établir des contacts qui leur permettraient de rompre leur isolement.

Malheureusement, l’action ouvrière est déterminée par les conditions matérielles où elle s’exerce, et non par la présence ou l’absence d’informations abstraites. Le comportement réel des travailleurs n’est nullement influencé par la masse des informations qui leur sont continuellement assenées, que ce soit par les instruments officiels du capital ou par de soi-disant révolutionnaires. Dans la mesure où ces informations ne correspondent pas à la situation matérielle, elles sont perçues comme dépourvues de substance, comme un simple jeu de l’esprit sans incidence sur la réalité (qui se soucie de faire comme Lip ?). Si par contre elles correspondent à la situation réelle, elles sont superflues car la perception directe de cette situation se suffit à elle-même. La classe ouvrière n’a nul besoin de journalistes ; elle possède ses propres moyens de communication, qui ne peuvent être falsifiés, parce qu’ils font partie de l’appareil de production lui-même. Si tel ou tel évènement est ignoré, c’est qu’il n’était pas réellement pertinent. Si des liaisons ne sont pas établies, c’est que leur nécessité ne ressort pas de la situation elle-même, mais des rêveries d’individus non représentatifs [8]. Ce n’est pas la conscience du prolétariat qui l’entraîne dans l’action, c’est l’ensemble des rapports sociaux dans lesquels il se situe, et dont la conscience fait partie.

Ainsi, toutes les tentatives de fusion avec le mouvement réel entreprises dans l’immédiat par des minorités constituent autant d’utopies réactionnaires. Reproduisant à leur niveau la division capitaliste du travail, elles n’expriment en fin de compte que la résistance du capital, et sont donc une forme de la contre-révolution, quelle que soit par ailleurs la volonté de ceux qui les pratiquent.

III. - CONTRADICTIONS DU TRAVAIL THÉORIQUE

Faut-il donc conclure - comme certains l’ont fait - qu’il n’y a pas de place dans la société actuelle pour un travail théorique révolutionnaire ? En fait, il peut y en avoir une, mais fort limitée : préparer l’intégration dans la société communiste de ceux qui effectuent un tel travail, œuvrer à leur disparition en tant que catégorie sociale séparée.

La théorie n’est pas une forme d’activité supérieure qui ferait de ceux qui la pratiquent une élite. Compte tenu de la position des intellectuels dans la division capitaliste du travail, elle constitue leur seul moyen de lutte contre un monde qui leur est insupportable, tout autant qu’à d’autres catégories de la population. Mais la théorie ne peut jouer ce rôle que pour ceux qui n’y voient pas un deux ex machina, qui n’essaient pas de faire fusionner mouvement théorique et mouvement pratique alors que la domination du capital rend cette fusion impossible.

Le travail théorique révolutionnaire comporte donc nécessairement une redoutable contradiction interne : aspect du mouvement communiste - qui est abolition et dépassement de toute séparation - c’est une activité séparée qui a comme objectif sa propre dissolution et représente donc une forme contradictoire de rapport subversif avec le monde. En dernière analyse, sa capacité à appréhender le réel dépend de conditions qui lui sont extérieures : l’émancipation des théoriciens sera l’œuvre des prolétaires eux-mêmes [9]. Mais à condition d’assumer explicitement cette contradiction, le travail théorique, s’il est poursuivi avec sérieux, reste pour les révolutionnaires la forme la plus efficace de résistance à la pression exercée par le capital, dans la mesure où la situation exclut la lutte frontale.

Le travail théorique n’a rien à voir avec un exercice intellectuel ou un travail universitaire d’accumulation de connaissances parcellaires. Tendant à l’abolition des séparations, il a pour objet propre l’acquisition de la pensée dialectique - dynamique des rapports entre les parties d’une totalité, et entre ces parties et la totalité elle-même. Seule une lutte constante contre la réification de la pensée, source d’une vision schizophrénique du monde, permet d’appréhender les conditions d’apparition du nouveau en tant que réalité différente, mais ayant ses racines dans le passé, et donc de concevoir un au-delà du capitalisme autrement qu’à travers des formules magiques.

La dialectique ne s’exerce pas au hasard sur n’importe quel domaine de la connaissance. La base de l’existence humaine n’est pas l’univers naturel en tant que tel, mais l’univers social. De ce fait, la bourgeoisie n’a pas d’objection contre le développement des sciences naturelles, qui sont du reste au service de son système d’exploitation. Par contre, la réalité sociale, dont la base est constituée par le mode de production, est occultée par la pensée bourgeoise avec le maximum d’énergie et d’efficacité. C’est donc sur le mode de production que portera l’effort principal, c’est-à-dire sur la critique de l’économie politique ; celle-ci n’a évidemment rien à voir avec les études économiques entreprises par les universitaires et qui, trouvant des « solutions » dans le cadre même du système, ne sont qu’apologétiques.

Mais la dialectique n’est pas plus accessible à ceux qui, rêvant de « jouer un rôle révolutionnaire » dans le mouvement social, sont bien obligés de la refuser, puisqu’elle ruine leurs prétentions. C’est ce qui explique la stérilité de tous les théoriciens directivistes, qu’ils apportent au prolétariat, en guise de Tables de la Loi, un marxisme qui, découpé en rondelles, s’est depuis longtemps mué en son contraire, ou qu’ils rivalisent dans l’art d’accommoder d’une sauce éclectique ou moderniste les débris de la pensée bourgeoise la plus éculée.

Cependant, il ne suffit pas d’échapper au directivisme : pour la plupart, ceux, qui ont eu cette chance ne tardent pas à succomber à la démoralisation, soit qu’ils se noient, quand ils le peuvent, dans les voluptés supposées de l’existence bourgeoise, soit qu’ils s’enfoncent dans un désespoir masochiste (« à quoi bon, tout est inutile »), soit qu’ils se mettent complètement en marge de la société et que la délinquance ou la folie les guette. La crise de la société capitaliste ne fait que renforcer cette tendance : la dégradation des conditions de vie ruine les bases nerveuses de toute pensée cohérente, l’enseignement dégoûte de l’activité intellectuelle, l’action des organisations et des groupuscules directivistes discrédite le sérieux et la continuité dans l’effort.

Or, à mesure qu’on se rapproche du cœur des problèmes, la résistance de la pensée bourgeoise s’accroît, et ne peut sans doute être surmontée que grâce à un travail collectif de très longue haleine. Mais la difficulté même de l’analyse théorique, combinée avec la contradiction fondamentale sur laquelle elle achoppe, fait qu’elle ne sera entreprise que de manière tout à fait exceptionnelle. Il faut des circonstances extraordinaires pour que des membres de l’intelligentsia deviennent capables de se consacrer à leur propre disparition en tant que figure sociale.

C’est sans doute ce contexte qui explique l’échec total des tentatives entreprises par le GLAT pour établir des contacts avec des groupes ou des individus ayant des préoccupations semblables aux siennes. C’est en effet à cette fin qu’il avait été décidé de rendre publics, par l’intermédiaire d’un bulletin mensuel qui auparavant avait de tout autres fonctions, les résultats même partiels et provisoires du travail collectif réalisé dans le cadre du groupe. Il s’agissait de prouver le mouvement en marchant, donnant par là-même à d’autres l’occasion de pousser leurs analyses et de critiquer les nôtres.

Mais loin de devenir, l’instrument d’une telle collectivisation de la thérorie, il faut constater que le bulletin n’est en fait qu’une marchandise « révolutionnaire » de plus, parmi toutes celles qui sont aujourd’hui offertes aux consommateurs de ce genre de denrée ; la gratuité de la diffusion ne change rien à l’affaire.

En effet, ce qui fait d’un objet de consommation une marchandise, c’est d’être le produit d’un travail privé, qui n’est socialisé que « dans le dos » des producteurs. Fournir de la théorie à des gens qui ne participent en rien à son élaboration - et qui de ce fait sont dans l’incapacité de l’assimiler réellement - c’est établir avec eux un rapport aliéné, qui n’a rien de communiste.

C’est forcément un rapport de ce genre que l’on entretient avec les auteurs de livres ou d’articles qui servent de source de documentation. Vivant dans une société capitaliste, nous sommes bien obligés de consommer des marchandises, et même de participer éventuellement à leur production afin de subsister. Si cette situation nous est intolérable, que dire de sa reproduction dans notre activité de communistes !

Le véritable danger, c’est de devenir des théoriciens, d’être reconnus comme tels et d’accepter ce rôle. Si jusqu’ici nous avons échappé aussi bien à la décomposition qu’au vedettariat - partie par accident, partie grâce à notre intransigeance « sectaire » vis-à-vis de ceux qui essayaient de se raccrocher à nous ou de nous pousser dans une direction qui n’est pas la nôtre - l’intérêt passif que l’on nous témoigne de divers côtés (« c’est intéressant », nous écrit-on parfois) souligne la nécessité de prendre des mesures radicales, en même temps que le développement de notre travail exige une concentration maximale de nos efforts.

C’est pourquoi, renonçant désormais à gaspiller une part de notre énergie en vaines publications, nous pensons être mieux en mesure de poursuivre l’exécution du programme que nous nous sommes fixé, en attendant que la conjoncture nous permette de prendre part à des activités plus efficaces et plus agréables.

 

NOTES


[1] Inutile, donc, d’essayer de mesurer l’importance du rôle du prolétariat par le pourcentage des ouvriers dans la population active ; qu"ici ou là le nombre des improductifs l’emporte ou non sur celui des ouvriers productifs, ce n’est, pas en ces termes que le problème se pose.

[2] Si le prolétariat est capable de vaincre, c’est dans la mesure où il ne se place pas exclusivement - ni même principalement - sur le terrain militaire, mais sur celui de la production matérielle, base de toute vie sociale : les armées du capital seront vaincues parce que l’intendance ne suivra pas.

[3] Ce n’est ni par hasard ni par inadvertance que, parvenu au pouvoir, Lénine consacre une de ses premières déclarations à un vibrant éloge du taylorisme.

[4] Ce qui n’empêche, bien entendu, que le reflet puisse être étudié en tant que tel en vue d’établir, par exemple, les lois de l’optique.

[5] Une prime sera offerte à qui réussira à découvrir une parenté quelconque entre les poissons et l’eau dans laquelle ils vivent.

[6] Cet aspect est porté jusqu’à la caricature dans la théorie des « bases rouges » qui, sous prétexte de montrer que « c’est possible », envisage que des communistes puissent - à la façon de la bourgeoisie dans’ la société féodale - s’emparer durablement, au sein de la société capitaliste, de positions géographiques ou sociales, d’abord marginales, puis de plus en plus étendues.

[7] Ici encore, les choses marchent sur la tête : au lieu d’être un produit de la contre-révolution, la bureaucratie est supposée l’engendrer.

[8] Nous en avons eu l’expérience directe en mai-juin 1968 lorsque, dans le cadre des Comités d’Action de Censier nous avons vainement tenté de « mettre en contact » diverses entreprises de la région parisienne, dans la perspective de la grève active, et plus.

[9] Aucune mesure organisationnelle, aucun critère a priori ne peuvent donc garantir la théorie contre la dégénérescence, encore que celle-ci puisse être facilitée ou rendue inévitable par l’adoption de méthodes inspirées du modèle capitaliste.



Réflexions sur le travail théorique
GLAT - Lutte de Classe - Mars 1978 - pp. 1 - 8


Source Collectif Smolny
qui a numérisé les 128 numéros de la revue du GLAT, Lutte de Classe.