Pour une théorie de la conscience *
Cette méfiance latente à l'égard de la dialectique
caractérise aussi bien le « marxisme orthodoxe » de la deuxième Internationale
que le marxisme communiste. La mise en évidence, au delà des divergences
politiques d'ordre souvent concurrentiel, d'une parenté occulte de ces deux
grandes variantes du marxisme, constitue sans doute l'apport
gnoséo-sociologique majeur de l'essai de Korsch (Marxisme et Philosophie NDE). Les disciples de Kautsky et
ceux de Lénine sont également hostiles à la dialectique, encore que cette
tendance anti- dialectique larvée fasse appel à des « théories de couverture »
différentes selon les cas. Les uns comme les autres ont tendance à utiliser le
marxisme non pas « comme une véritable théorie, c'est-à-dire
l'expression générale et rien d'autre, du mouvement historique réel (Marx) [1] , mais comme
une « idéologie que l'on prend toute armée à l'extérieur [2] ». Korsch, on le voit, emploie le mot « idéologie »
dans son acception marxiste-mannheimienne : un système d'idées déphasé par
rapport au mouvement historique réel, autrement dit la cristallisation d'une
forme de fausse conscience politique. Paul Mattick a particulièrement
insisté sur ce dernier point [3] . Le combat contre le dogmatisme, véritable obsession
intellectuelle de Korsch, ne relève donc pas du révisionnisme mais de la
désaliénation.
Avec cette notion de l’ « idéologie » que l'on prend
toute armée (fix und fertig) à l'extérieur, nous sommes au cœur du
problème philosophique central de l'essai de K. Korsch : celui du caractère autonome
ou hétéronome de la conscience de classe [4] . L'importance proprement philosophique du concept
d'autonomie n'est plus à souligner : il suffit de rappeler les noms de Kant et
de Piaget. En revanche, son rôle dans la théorie de la conscience de classe est
bien moins étudié. La théorie marxiste n'a jamais pris une position nette dans
cette question ; aussi bien sa conception de la conscience de classe a
constamment oscillé entre les principes de l'autonomie et de l'hétéronomie.
Marx a certes souligné sans équivoque que la libération du prolétariat doit
être l'œuvre autonome de cette classe. La théorie léninienne du parti politique
— théorie contre laquelle s'est insurgée Rosa Luxembourg — constitue en
revanche une concession capitale au principe de l'hétéronomie : le parti est
censé diriger « de l'extérieur » la lutte de classes. Cette théorie a donc
préparé le chemin du stalinisme au sein duquel la tendance simplement
hétéronomique de l'idéologie léniniste finira par dégénérer en véritable
aliénation politique [5].
En généralisant l'usage de catégories comme «
conscience de classe », « fausse conscience », « prise de conscience » ou «
conscience possible » (L. Goldmann), le marxisme a d'autre part posé le
problème général d'une philosophie de la conscience (Bewusstseinsphilosophie)
mais il l'a posé sans parvenir à le résoudre faute d'un appareil conceptuel
exempt d'équivoque. « Le marxisme a besoin d'une théorie de la conscience », a
écrit M. Merleau-Ponty [6]. En fait, cette « théorie marxiste de la conscience »
existe implicitement dans les applications concrètes plus ou moins fructueuses
que permet par exemple la notion de conscience de classe. Mais c'est un édifice
comportant des étages sans fondations ni rez-de-chaussée. Elle nous offre des
applications théoriques mais aucune définition unanimement admise. La confusion
intellectuelle qui caractérise la plupart des écrits marxistes consacrés au
problème de l'aliénation, est sans doute la rançon de ce désarroi conceptuel.
L'une des tâches philosophiques les plus urgentes de la réflexion marxiste
non-dogmatique, est probablement la mise au point d'une théorie cohérente de la
conscience politique, fondée sur des définitions précises et susceptibles
d'être adoptées par la totalité ou la grosse majorité des chercheurs. Dans
l'état actuel de la théorie marxiste une telle entreprise théorique a tout
intérêt à suivre la méthode préconisée par le logicien allemand Sigwart :
partir de l'analyse critique de certains concepts déjà « opérationnels » comme celui
de « conscience de classe » ou de « fausse conscience », pour aboutir par voie
reductive [7] à une définition de la notion marxiste de la
conscience. En attendant, ceux qui manient ces concepts sans préparation
philosophique suffisante, risquent de succomber à la séduction de la conception
« cognitivo-manichéenne » (scientiste) de la conscience politique : la
conscience de classe est un ensemble de théories sociologiques « adéquates à
l'être » ; la fausse conscience est un ensemble de théories inadéquates,
autrement dit : un ensemble d'erreurs. Faisant écho à la constatation de
Merleau-Ponty, K. Axelos signale que pour le marxisme courant les notions de «
conscience », « connaissance » et « pensée » étaient pratiquement des concepts
interchangeables [8].
On comprend que l'interprétation cognitivo-manichéenne
de la conscience politique convienne particulièrement au marxisme dogmatique
dont elle satisfait à la fois l'orientation scientiste et la tendance
manichéenne : vérité contre erreur, esprit scientifique contre irrationalisme [9]. Mais en l'acceptant, il sacrifie obligatoirement
l'autonomie de la conscience de classe : une forme de prise de conscience peut
être le fruit « immédiat » de la lutte sociale ; une théorie sociologique
a besoin d'être élaborée par des spécialistes, d'origine non prolétarienne en
principe. Nous avons déjà vu avec Korsch, qu'un certain refus — ou à tout le
moins un certain degré de réticence — devant l'importance du composant
dialectique du marxisme, constituait, au delà des divergences politiques, l'un
des dénominateurs communs occultes du marxisme de la IIe et de la IIIe
Internationale. En posant la question du caractère autonome ou hétéronome de la
conscience de classe Korsch met le doigt — non sans lucidité car nous sommes en
1930 ! — sur un autre aspect de ce qu'il appelle la « totale solidarité
théorique de la nouvelle orthodoxie communiste avec l'ancienne orthodoxie
sociale-démocratique » [10].
Korsch évoque « la polémique de Kautsky dans la Neue
Zeit (XXI, p. 68 sq.) contre le projet d'une nouvelle rédaction du projet
de Hainfeld présenté en 1901 au Congrès du parti de Vienne. Ce projet affirme
que le prolétariat s'élève à la conscience de la possibilité et de la nécessité
du socialisme à travers les luttes que lui impose le capitalisme. Kautsky précise
fort pertinemment le sens de cette phrase en disant : « Par suite, la
conscience socialiste serait le résultat nécessaire, direct, de la lutte de
classe prolétarienne. » Puis il continue textuellement : « Et cela est
entièrement faux... Le socialisme et la lutte de classe surgissent
parallèlement et ne s'engendrent pas l'un l'autre ; ils surgissent de prémisses
différentes. La conscience socialiste d'aujourd'hui ne peut surgir que sur la
base d'une profonde connaissance scientifique. En effet, la science économique
contemporaine est autant une condition de la production socialiste que, par
exemple, la technique moderne, et malgré tout son désir le prolétariat ne peut
créer ni l'une ni l'autre : toutes deux surgissent du processus social
contemporain. Or le porteur de la science n'est pas le prolétariat mais les
intellectuels bourgeois : c'est en effet dans le cerveau de certains individus
de cette catégorie qu'est né le socialisme contemporain, c'est par eux qu'il a
été communiqué aux prolétaires intellectuellement le plus développés (! ! !),
qui l'introduisent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat là où les
conditions le permettent. Ainsi donc, la conscience socialiste est un élément
importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat (! ! !), et non quelque chose qui en surgit
spontanément. »[11].
Voici un texte qui a au moins le mérite de la
franchise. Or Lénine, qui s'attaque au même problème dès 1902, dans Que
faire ?, abonde dans le sens de Kautsky dont il reproduit les « paroles
profondément justes et significatives » [12] : mais oui, la conscience de classe n'est pas un
produit « spontané » de la lutte ; elle doit être importée du dehors. Il
« ne saurait être question d'une idéologie indépendante élaborée par des masses
ouvrières elles-mêmes au cours de leur mouvement » (Lénine, op. cit., p.
41 ; Korsch, op. cit., p. 36, note). « L'histoire de tous les pays
atteste que, livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver
qu'à une conscience trade-unioniste, c'est-à-dire à la conviction qu'il faut
s'unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du
gouvernement telle ou telle loi nécessaire aux ouvriers, etc. [13]. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des
théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les
représentants instruits des classes possédantes : les intellectuels »
(Lénine, op. cit., p. 33; italiques de nous).
Avec cette « critique » [14] de la conception hétéronomique de la conscience de
classe, nous croyons avoir fait le tour du marxisme korschien qui nous apparaît
comme un tout doté d'une remarquable cohérence. Cette cohérence dépasse celle
de l'œuvre de Lukàcs et même de Marx ; il n'existe pas de problème du « jeune
Korsch », à notre connaissance. C'est un marxisme historiciste [15] et dialectique que l'on est tenté de qualifier de «
marxisme structuraliste » pour employer une terminologie actuelle. Il est
essentiellement « pensé contre » le léninisme, dans lequel il diagnostique
précocement les discrets prodromes de ce que sera — de ce que devait
fatalement devenir — le stalinisme [16]. « II est bien entendu, écrit Korsch, qu'un tel
matérialisme dont le point de départ est la conception métaphysique d'un être
donné de façon absolue (ein absolut gegebenes Sein) ne saurait plus
constituer — au défi des affirmations les plus formelles — une conception tout
à fait dialectique, ni même dialectique matérialiste. Lénine et ses élèves
situent la dialectique unilatéralement au niveau de l'objet de la connaissance
: Nature et Histoire. Ils conçoivent donc l'acte de connaissance comme une
sorte de reflet ( Widerspiegelung) et une reproduction de cette
existence objective dans la conscience subjective : ce faisant, ils détruisent
toute relation dialectique entre théorie et pratique » [17]. Korsch reproche aux élèves de Lénine une concession
involontaire au kantisme ainsi que leur « conception abstraite d'une théorie
pure qui découvre des vérités et d'une pratique pure chargée de les appliquer
au réel ». Ce serait là un retour à « l'idéalisme bourgeois le plus plat »
(!)... comportant obligatoirement l« abandon de la magnifique unité
dialectique-matérialiste que réalise la praxis révolutionnaire (Umwälzende
Praxis) chez Marx » [18]. Il est saisissant de retrouver avec Korsch les
prodromes léninistes de ce que sera la « tragédie du marxisme » [19] sous le stalinisme : prépondérance déjà marquée de l'élément
matérialiste au détriment de l'élément dialectique en philosophie, débuts
relativement discrets d'un processus d'hétéronomisation de la conscience
politique qui deviendra ultérieurement égocentrisme collectif et aliénation
politique ; première apparition de la fameuse « théorie du reflet » promise à
la scandaleuse fortune scientifique que l'on sait [20] ; découverte lucide d'une ébauche de conception
idéaliste dans la perception léninienne de l'histoire qui aboutira logiquement
à la vision historique complètement idéaliste (magico-manichéenne) qui
se trouve à la base du culte de la personnalité et de son corollaire
négatif, le « culte » du traître. La cohérence du marxisme korschien rend
possible une perception plus nette de la cohérence intime et de la continuité
historique des divers aspects du marxisme d'État ; elle fait entrevoir un lien
logique là où, à première vue, on n'aperçoit guère qu'une « juxtaposition de
symptômes » [21]. Il offre donc une explication entièrement
historiciste du « phénomène stalinien » — l'un des plus passionnants de toute
l'Histoire — sans faire le moindre appel à la catégorie aussi commode que peu
scientifique de l’« accident historique » [22]. Dans cet ordre d'idées, le marxisme de Korsch ne
craint pas la comparaison avec celui de Lukàcs. Ce dernier a jeté les bases
d'une critique réellement historiciste du phénomène stalinien, ce qui a suffi
pour entraîner sa disgrâce. Mais, à la différence de Korsch, il n'a pas osé
penser cette critique implicite jusqu'à ses dernières conséquences.
Extrait d’un article de Gabel Joseph. Korsch,
Lukacs et le problème de la conscience de classe. In: Annales. Economies,
sociétés, civilisations. 21ᵉ année, N. 3, 1966. pp. 668-680.
NOTES
* Titre Vosstanie
[1] Korsch, Marxisme et Philosophie., p. 35.
[2] Ibid. Mais traduire « fix und fertig » (original p. 17) par « toute armée » n'est pas heureuse.
[3] Il existe à notre connaissance deux articles de Paul Mattick consacrés à Korsch : celui déjà cité dans Survey et un autre traduit en français et publié dans les Cahiers de l'Institut de Science Economique appliquée (août 1963, S. n° 7, Suppl. n° 140, pp. 159-180 (« Karl Korsch ») suivi d'un texte inédit de Korsch. Dans les deux articles, Mattick souligne avec force que la critique de Korsch vise essentiellement la fausse conscience inhérente à l'idéologie léniniste : « ... le dogmatisme de Lénine ne pouvait fonctionner que comme la fausse conscience d'une pratique contre-révolutionnaire » (art. franc., pp. 166-167, passage souligné par nous). Cf. aussi art. angl. déjà cité, note 91-92, 96 et passim.
[4] Cet emploi des concepts d'autonomie et de hétéronomie n'est pas de Korsch mais de nous.
[5] Il ne saurait être question d'entreprendre ici une analyse en profondeur du problème des rapports entre les notions d'hétéronomie et d'aliénation : nous nous bornerons à observer que, du point de vue purement philologique, la différence des deux est surtout de degré.
[6] Les Aventures de la Dialectique, Paris, Gallimard, 1955, p. 55.
[7] Selon Sigwart et ses disciples (le logicien hongrois A. Pauler) la méthode réductive — dont notre exemple ci-dessus offre un exemple — constitue, par opposition à l'induction et à la déduction, la méthode spécifique de la philosophie.
[8] Cf. K. Axelos, Marx, penseur de la technique, Paris, Éditions de Minuit, 1961, p. 135.
[9] En ce qui concerne le problème de la fausse conscience, cette conception « cognitivo-manichéenne » a été défendue par Goldmann dans son exposé du Congrès de Stresa et ailleurs (Cf. L. Goldmann, « Conscience réelle et conscience possible ; conscience adéquate et fausse conscience », Actes du quatrième Congrès de Sociologie, sept. 1959, vol. IV ; et aussi Sciences humaines et Philosophie, Paris, Presses, 1958, pp. 38-39, 103-104 et passim. Dans ces textes Goldmann reste lukàcsien mais sa pensée est bien plus tributaire de La Destruction de la Raison que d'Histoire et Conscience de Classe. L'expression « cognitivo-manichéenne » est bien entendu nôtre ; ailleurs nous avons désigné, moins heureusement, la conception de Goldmann comme l'interprétation rationaliste de ce phénomène. Mais Goldmann s'est borné à formuler une théorie qui sous-tend de façon implicite la plupart des entreprises de critique idéologique du marxisme orthodoxe : au lieu de montrer une liaison structurelle (Seinsgebundenheit) entre conscience et être, on se borne à dénoncer l’erreur de l’adversaire. L'un des apports de l'essai de Korsch consiste précisément en ce qu'il montre la cohérence de cette conception avec toute la théorie marxiste orthodoxe de la conscience de classe, considérée comme un ensemble de « théories adéquates » élaborées par des intellectuels et non pas comme une prise de conscience des possibilités autonomes de la classe ouvrière surgie, pratiquement sans médiation, de la lutte politique. Cette dernière conception est celle de Lukàcs ; on comprend qu'elle ne pût pas être homologuée par le stalinisme, ni même par les héritiers idéologiques de ce dernier.
[10] Korsch, op. cit., p. 30.
[11] Kautsky, cité par Korsch, note p. 36 ; italiques et points d'exclamation de nous.
[12] Que faire ? (Éditions sociales, Paris, 1900, p. 40). Il est tout à fait caractéristique que, dans le même texte, Lénine utilise le mot « idéologie » non pas dans son sens marxiste (cristallisation d'une vision faussée) mais traditionnel (ensemble des « idées » d'un mouvement politique).
[13] Cf. le syndicalisme américain d'aujourd'hui !
[14] En fait cette « critique » de Korsch se réduit tout simplement à une mise en évidence des analogies entre la démarche léninienne et celle de Kautsky. Pour Korsch, en 1930, « être comparé à Kautsky » équivaut à une condamnation sans appel. En 1965 notre optique est évidemment quelque peu différente ; le socialisme réformiste, qui avait pratiquement échoué devant les problèmes économiques de l'Allemagne de Weimar, a enregistré depuis quelques succès assez spectaculaires en Scandinavie et ailleurs...
[15] A ce titre proche du marxisme dit « bourgeois » de K. Mannheim.
[16] En 1930, Staline est déjà au pouvoir, certes, mais le stalinisme n'est pas encore constitué en idéologie.
[17] Cf. Korsch, op. cit., édition allemande, p. 36 sq. ; trad, française pp. 53-54. Nous avons cité ce passage dans notre article « Communisme et Dialectique », Lettres nouvelles, avril-mai 1958, p. 695. A la différence des autres passages, nous citons ici notre propre traduction, ceci, entre autre, en raison de la traduction systématique par Cl. Orsoni de Praxis par « praxis », alors que dans certains cas la traduction doit être « pratique » et dans d'autres « praxis ». Pour plus amples détails, cf. appendice.
[18] Korsch, op. cit., ibid.
[19] C'est le titre d'un ouvrage connu de M. Michel Collinet.
[20] On sait que cette banalité promue au rang de pseudo-théorie (l'esprit humain reflète le monde extérieur ! !) a été fêtée comme une authentique « découverte scientifique » entre 1947-1953 ; je me souviens avoir assisté à des conférences sérieuses dans le genre « apport de la théorie du reflet à la psychopathologie », etc.
[21] Nous avons entrevu plus haut la nature du lien logique existant entre la conception « scientiste » de la conscience politique et son interprétation hétéronomique : une science doit être élaborée par des spécialistes, elle ne saurait surgir « directement » de la lutte politique. Cette conception est corollaire de la sociologie léniniste du parti politique conçu comme « avant-garde » d'une classe et de toute la philosophie profondément anti-dialectique des « identifications en chaîne ». (Cf. R. Aron : L'opium des intellectuels, p. 134 et passim) qu'implique cette conception. Par ailleurs, entre la catégorie de l'autonomie et la pensée dialectique, il existe un autre ordre de relations : en psychologie de l'enfant l'acquisition de l'autonomie (en particulier celle de l'autonomie morale) et une certaine « maturation dialectique » de la pensée paraissent marcher de pair. Dans l'idéologisation politique nous assistons à un processus diamétralement opposé : hétéronomisation de la conscience politique et dédialectisation consécutive. Nous ne pouvons pas entreprendre une analyse approfondie de ce phénomène que nous avons étudié ailleurs. Il convenait d'en signaler l'existence car c'est là l'une des dimensions de la cohérence idéologique à la fois du marxisme d'État et de sa critique par Korsch.
[22] Paul Mattick dit excellemment que, selon Korsch, une « critique de la politique bolchevique sur des détails était... vide de sens, puisque ce qui déterminait cette politique n'était ni une mauvaise interprétation de la situation réelle par rapport aux aspirations prolétariennes, ou même l'absence de telles aspirations, pas plus qu'une théorie fausse qu'en aurait pu corriger par voie de discussion. Tout au contraire cette politique prenait sa source directement dans les besoins concrets, spécifiques de l'État russe, de son économie, de ses intérêts nationaux, de ceux de sa nouvelle classe dirigeante... (P. Mattick, art. cit. franc., p. 108, passages soulignés par nous. Cf. aussi Korsch, op. cit., trad, franc., pp. 35, 54 (!), 59, 60 (! !) et passim.
[2] Ibid. Mais traduire « fix und fertig » (original p. 17) par « toute armée » n'est pas heureuse.
[3] Il existe à notre connaissance deux articles de Paul Mattick consacrés à Korsch : celui déjà cité dans Survey et un autre traduit en français et publié dans les Cahiers de l'Institut de Science Economique appliquée (août 1963, S. n° 7, Suppl. n° 140, pp. 159-180 (« Karl Korsch ») suivi d'un texte inédit de Korsch. Dans les deux articles, Mattick souligne avec force que la critique de Korsch vise essentiellement la fausse conscience inhérente à l'idéologie léniniste : « ... le dogmatisme de Lénine ne pouvait fonctionner que comme la fausse conscience d'une pratique contre-révolutionnaire » (art. franc., pp. 166-167, passage souligné par nous). Cf. aussi art. angl. déjà cité, note 91-92, 96 et passim.
[4] Cet emploi des concepts d'autonomie et de hétéronomie n'est pas de Korsch mais de nous.
[5] Il ne saurait être question d'entreprendre ici une analyse en profondeur du problème des rapports entre les notions d'hétéronomie et d'aliénation : nous nous bornerons à observer que, du point de vue purement philologique, la différence des deux est surtout de degré.
[6] Les Aventures de la Dialectique, Paris, Gallimard, 1955, p. 55.
[7] Selon Sigwart et ses disciples (le logicien hongrois A. Pauler) la méthode réductive — dont notre exemple ci-dessus offre un exemple — constitue, par opposition à l'induction et à la déduction, la méthode spécifique de la philosophie.
[8] Cf. K. Axelos, Marx, penseur de la technique, Paris, Éditions de Minuit, 1961, p. 135.
[9] En ce qui concerne le problème de la fausse conscience, cette conception « cognitivo-manichéenne » a été défendue par Goldmann dans son exposé du Congrès de Stresa et ailleurs (Cf. L. Goldmann, « Conscience réelle et conscience possible ; conscience adéquate et fausse conscience », Actes du quatrième Congrès de Sociologie, sept. 1959, vol. IV ; et aussi Sciences humaines et Philosophie, Paris, Presses, 1958, pp. 38-39, 103-104 et passim. Dans ces textes Goldmann reste lukàcsien mais sa pensée est bien plus tributaire de La Destruction de la Raison que d'Histoire et Conscience de Classe. L'expression « cognitivo-manichéenne » est bien entendu nôtre ; ailleurs nous avons désigné, moins heureusement, la conception de Goldmann comme l'interprétation rationaliste de ce phénomène. Mais Goldmann s'est borné à formuler une théorie qui sous-tend de façon implicite la plupart des entreprises de critique idéologique du marxisme orthodoxe : au lieu de montrer une liaison structurelle (Seinsgebundenheit) entre conscience et être, on se borne à dénoncer l’erreur de l’adversaire. L'un des apports de l'essai de Korsch consiste précisément en ce qu'il montre la cohérence de cette conception avec toute la théorie marxiste orthodoxe de la conscience de classe, considérée comme un ensemble de « théories adéquates » élaborées par des intellectuels et non pas comme une prise de conscience des possibilités autonomes de la classe ouvrière surgie, pratiquement sans médiation, de la lutte politique. Cette dernière conception est celle de Lukàcs ; on comprend qu'elle ne pût pas être homologuée par le stalinisme, ni même par les héritiers idéologiques de ce dernier.
[10] Korsch, op. cit., p. 30.
[11] Kautsky, cité par Korsch, note p. 36 ; italiques et points d'exclamation de nous.
[12] Que faire ? (Éditions sociales, Paris, 1900, p. 40). Il est tout à fait caractéristique que, dans le même texte, Lénine utilise le mot « idéologie » non pas dans son sens marxiste (cristallisation d'une vision faussée) mais traditionnel (ensemble des « idées » d'un mouvement politique).
[13] Cf. le syndicalisme américain d'aujourd'hui !
[14] En fait cette « critique » de Korsch se réduit tout simplement à une mise en évidence des analogies entre la démarche léninienne et celle de Kautsky. Pour Korsch, en 1930, « être comparé à Kautsky » équivaut à une condamnation sans appel. En 1965 notre optique est évidemment quelque peu différente ; le socialisme réformiste, qui avait pratiquement échoué devant les problèmes économiques de l'Allemagne de Weimar, a enregistré depuis quelques succès assez spectaculaires en Scandinavie et ailleurs...
[15] A ce titre proche du marxisme dit « bourgeois » de K. Mannheim.
[16] En 1930, Staline est déjà au pouvoir, certes, mais le stalinisme n'est pas encore constitué en idéologie.
[17] Cf. Korsch, op. cit., édition allemande, p. 36 sq. ; trad, française pp. 53-54. Nous avons cité ce passage dans notre article « Communisme et Dialectique », Lettres nouvelles, avril-mai 1958, p. 695. A la différence des autres passages, nous citons ici notre propre traduction, ceci, entre autre, en raison de la traduction systématique par Cl. Orsoni de Praxis par « praxis », alors que dans certains cas la traduction doit être « pratique » et dans d'autres « praxis ». Pour plus amples détails, cf. appendice.
[18] Korsch, op. cit., ibid.
[19] C'est le titre d'un ouvrage connu de M. Michel Collinet.
[20] On sait que cette banalité promue au rang de pseudo-théorie (l'esprit humain reflète le monde extérieur ! !) a été fêtée comme une authentique « découverte scientifique » entre 1947-1953 ; je me souviens avoir assisté à des conférences sérieuses dans le genre « apport de la théorie du reflet à la psychopathologie », etc.
[21] Nous avons entrevu plus haut la nature du lien logique existant entre la conception « scientiste » de la conscience politique et son interprétation hétéronomique : une science doit être élaborée par des spécialistes, elle ne saurait surgir « directement » de la lutte politique. Cette conception est corollaire de la sociologie léniniste du parti politique conçu comme « avant-garde » d'une classe et de toute la philosophie profondément anti-dialectique des « identifications en chaîne ». (Cf. R. Aron : L'opium des intellectuels, p. 134 et passim) qu'implique cette conception. Par ailleurs, entre la catégorie de l'autonomie et la pensée dialectique, il existe un autre ordre de relations : en psychologie de l'enfant l'acquisition de l'autonomie (en particulier celle de l'autonomie morale) et une certaine « maturation dialectique » de la pensée paraissent marcher de pair. Dans l'idéologisation politique nous assistons à un processus diamétralement opposé : hétéronomisation de la conscience politique et dédialectisation consécutive. Nous ne pouvons pas entreprendre une analyse approfondie de ce phénomène que nous avons étudié ailleurs. Il convenait d'en signaler l'existence car c'est là l'une des dimensions de la cohérence idéologique à la fois du marxisme d'État et de sa critique par Korsch.
[22] Paul Mattick dit excellemment que, selon Korsch, une « critique de la politique bolchevique sur des détails était... vide de sens, puisque ce qui déterminait cette politique n'était ni une mauvaise interprétation de la situation réelle par rapport aux aspirations prolétariennes, ou même l'absence de telles aspirations, pas plus qu'une théorie fausse qu'en aurait pu corriger par voie de discussion. Tout au contraire cette politique prenait sa source directement dans les besoins concrets, spécifiques de l'État russe, de son économie, de ses intérêts nationaux, de ceux de sa nouvelle classe dirigeante... (P. Mattick, art. cit. franc., p. 108, passages soulignés par nous. Cf. aussi Korsch, op. cit., trad, franc., pp. 35, 54 (!), 59, 60 (! !) et passim.