DIVISION DU TRAVAIL ET
CONSCIENCE DE CLASSE
(1971)
Paul Mattick
Travail productif et travail improductif
Ces derniers temps, la question de la conscience de classe a été posée de façon nouvelle, en connexion avec les concepts marxiens de travail productif et de travail improductif, et soumise ainsi à la discussion (1). Bien que Marx se soit longuement exprime au sujet de ce problème (2), soulevé par les physiocrates et les économistes classiques, il est aisé de résumer ce qu'il en pensait.
Pour savoir ce qui distingue le premier du second, Marx interroge uniquement le mode de production capitaliste. "Dans son esprit borné, dit-il, le bourgeois confère un caractère absolu à la forme capitaliste de la production, la considérant donc comme la forme éternelle de la production. Il confond la question du travail productif, telle qu'elle se pose du point de vue du capital, avec la question de savoir quel travail est productif en général ou ce qu'est le travail productif en général. Et de jouer à ce propos les esprits forts en répondant que tout travail qui produit quelque chose, aboutit à un résultat quelconque, est eo ipso un travail productif "
D'après Marx, seul est productif le travail qui produit du capital, alors qu'est improductif le travail qui s'échange directement contre du profit ou du salaire. « Le résultat du processus de la production capitaliste, expose-t-il, n'est donc ni un simple produit (valeur d'usage) ni une marchandise, c'est-à-dire une valeur d'usage ayant une valeur d'échange déterminée. Son résultat, son produit, c'est la création de plus-value pour le capital et, par suite, la conversion effective d'argent ou de marchandises en capital, ce qu'antérieurement au processus de la production ils ne sont que par intention. en soi par destination. Le processus de production absorbe plus de travail qu'il n'a été payé, et cette absorption, cette appropriation de travail non payé, qui s'accomplit dans le processus de la production capitaliste, en constitue le but immédiat. Car ce que le capital (et donc le capitaliste en tant que capitaliste) veut produire, ce n'est ni une valeur d'usage immédiate à des fins d'autoconsommation, ni une marchandise destinée à être convertie d'abord en argent, puis en valeur d'usage. Il a pour but l'enrichissement, la valorisation de la valeur, son accroissement, et par conséquent le maintien de l'ancienne valeur et la création de plus-value. Et ce produit spécifique du processus de la production capitaliste, il ne l'obtient que grâce à l'échange avec le travail qui, pour cette raison, est appelé productif» (4).
En effet, processus de production et processus de circulation forment en système capitaliste une totalité et une seule. Il faut donc distinguer la création de la plus-value d'avec sa distribution, le fait que dans la sphère de la production comme dans la sphère de la circulation des salaires soient versés et des profits réalisés estompant la distinction entre travail productif et travail improductif. La division du travail, prise en tant que produit historique - et soumis à de perpétuels changements - du développement capitaliste, a pour conséquence que le capital se répartit entre les diverses branches de l'économie de marché et, par là, que les capitaux employés improductivement reçoivent une part de la plus-value sociale globale. De même que le capital générateur de plus-value, le capital non créateur de produits revêt la forme d'entreprises fournissant un profit moyen au capital qui s'y trouve investi.
Cette unité des deux types de travail ne se manifeste pas seulement dans le processus d'ensemble de la production capitaliste. Au sein des entreprises génératrices de plus-value, on assiste également à une division du travail, en fonction de laquelle une partie de la main-d’œuvre crée directement de la plus-value, et l'autre indirectement. D'après Marx, «le mode de production capitaliste a justement pour trait distinctif de séparer les diverses sortes de travail - et donc aussi le travail intellectuel d'avec le travail manuel - ou les travaux appartenant à l'une ou à l'autre de ces catégories, et de les repartir entre des personnes différentes. Pourtant, cela n'empêche nullement le résultat matériel d'être le produit collectif de ces personnes ou leur produit collectif de s'objectiver dans la richesse matérielle, chose qui, à son tour, n'empêche pas le fait - ou n'y change absolument rien - que le rapport de chacune de ces personnes au capital reste celui de travailleurs salariés et, en ce sens éminent, celui de travailleurs productifs.
Toutes ces personnes sont non seulement employées immédiatement à produire de la richesse matérielle, mais par surcroit, elles échangent immédiatement leur travail contre de l'argent en tant que capital et reproduisent ainsi immédiatement outre leur salaire une plus-value pour les capitalistes » (5).
En dehors des emplois lies à la production des marchandises et à leur circulation, il existe une foule de professions qui, sans participer ni de l'une ni de l'autre de ces sphères, produisent des services et non des marchandises. Leurs membres émargent au budget soit des travailleurs ou des capitalistes, soit des uns et des autres. Du point de vue du capital, et quelque utile ou nécessaire que puisse être leur travail, celui-ci est improductif : que leurs services soient achetés en tant que marchandises ou rémunérés avec de l'argent provenant des impôts, tout ce qu'ils encaissent est pris sur le revenu des capitalistes ou le salaire des travailleurs.
Voilà qui parait devoir soulever une difficulté. En effet, parmi ces professions, il en est beaucoup (enseignants, médecins, chercheurs, scientifiques, acteurs artistes) dont les membres tout en produisant uniquement des services, ne se trouvent pas moins en situation d'employés et rapportent du profit à l'entrepreneur qui leur donne de l'ouvrage. C'est pourquoi celui-ci considère comme productif ce travail qu'il a payé et qui lui a permis de réaliser un profit, de valoriser son capital. Pour la société cependant, ce travail reste improductif étant donné que le capital ainsi valorisé représente une certaine part de la valeur et de la plus-value créées dans la production. De même, en ce qui concerne tant le capital commercial et le capital bancaire que les employés de ces deux secteurs: en ce cas également, du sur-travail est produit et du capital valorisé, bien que les salaires et les profits afférents à ces branches soient nécessairement prélevés sur la valeur et la plus-value créées dans Ia production.
En outre, il subsiste aujourd'hui encore des artisans et des paysans indépendants qui n'emploient pas d'ouvriers et donc ne produisent pas en qualité de capitalistes. « Ils se présentent uniquement comme des vendeurs de marchandises, non comme des vendeurs de travail; ce travail n'a donc rien à voir avec l'échange du capital et du travail. ni par conséquent avec la distinction entre le travail productif et le travail improductif, laquelle repose sur le fait que le travail est échangé contre de l'argent soit en tant qu'argent, soit en tant que capital. Tout en étant des producteurs de marchandises, ils n'appartiennent donc ni à la catégorie des travailleurs productifs ni à celles des travailleurs improductifs. Mais leur production n'est pas subordonnée au mode de production capitaliste » (6).
L'existence du taux de profit moyen, que la concurrence établit en fonction de l'offre et de la demande, fait qu'il importe peu au capitaliste que son capital soit investi dans la production, dans la circulation ou dans les deux sphères à la fois. Le problème du travail productif et du travail improductif ne se pose pas pour lui. Pas plus les travailleurs ne se demandent s'ils sont employés de manière productive ou improductive. Dans un cas comme dans l'autre, en effet, leur existence dépend toujours de la vente de leur force de travail. En conséquence de la division capitaliste du travail, chaque grande catégorie professionnelle reçoit un salaire différent. Les travailleurs se font concurrence d'abord pour se trouver du travail, ensuite pour obtenir les emplois les mieux rétribués et les moins pénibles. Tout se passe comme si le capital laissait la concurrence entre travailleurs fixer les conditions propres à Ia reproduction de la force de travail.
L'accumulation du capital s'assortit de la concurrence entre capitaux d”une part, entre travailleurs d'autre part, et d'une confrontation permanente patrons-ouvriers au sujet du niveau des salaires et donc des profits. Ces divers facteurs se chevauchent et s'influencent réciproquement. Leurs intérêts économiques respectifs prennent aux yeux des capitalistes et des travailleurs l'aspect d'intérêts de classe. Les premiers ne font pas face séparément aux travailleurs dans leur ensemble, ni ces derniers au capital dans son ensemble. L’État et l'idéologie capitalistes servent à garantir l'intérêt collectif des capitalistes au maintien des rapports de production existants. Quant à l'intérêt collectif des travailleurs, il doit, pour prévaloir, l'emporter sur la concurrence que ceux-ci se livrent entre eux et ne peut aller au-delà des limites que la dépendance du travail par rapport au capital lui assigne. Cela s'applique au travail productif comme au travail improductif.
Quand Marx parle du développement de la conscience de classe prolétarienne, il le fait sur la base non point de la distinction entre les deux types de travail, mais des changements qui surviennent dans les rapports de classe en même temps que l'accumulation du capital se poursuit et que, de ce fait, la division de la société en deux grandes classes grandit la masse de la population se prolétarisant progressivement. C'est ainsi qu'on peut lire dans Le Capital: « A mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d'évolution sociale, s’accroissent la misère, l'oppression, l'esclavage. la dégradation, l'exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grandissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste. Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés " (7).
Ainsi tout portait à croire que les travailleurs «éduqués unis et organisés par le processus de la production capitaliste », prendraient conscience tant de leur exploitation et de leur situation de classe que de la possibilité d'abolir les rapports de production capitalistes qui s'offrait à eux. L'activité collective de milliers de travailleurs au sein de la fabrique et l'obligation où ils se trouvaient le plus fortement parmi eux, étant donné que c'est à l'usine que l'exploitation capitaliste se fait le plus nettement sentir et que la lutte contre elle y revêt les aspects les plus prometteurs. De fait, la lutte du Capital et du Travail se déroula longtemps exclusivement dans la sphère de la production.
Il ne faudrait pas en conclure néanmoins que le caractère productif du travail et lui seul se trouve à l'origine de ce genre de conscience de classe et que le travail improductif rend plus difficile, voire même interdit, sa formation. Dans la sphère de la circulation comme dans l'autre, le processus de concentration capitaliste a pour effet de rassembler de grandes masses de travailleurs, leur ouvrant des lors des possibilités d'action qui ne le cèdent en rien à celles des travailleurs productifs. Ainsi a-t-on vu les premiers s'organiser et se lancer dans des mouvements de gréve exactement comme les seconds. Et la conscience de classe, lorsqu'elle s'exprime à travers des luttes économiques, caractérise donc également les deux catégories de travailleurs.
La conscience de classe surgit en fonction de la situation de classe des travailleurs, et non de la place particulière qui leur revient dans le cadre de la division capitaliste du travail, cela quand bien même elle a fait son apparition chez les travailleurs productifs plus tôt que chez les autres. Pour savoir si les travailleurs improductifs peuvent s'en former une, dans une mesure comparable aux travailleurs productifs, il faut d'abord définir ce qu'elle est au juste. Si avoir une conscience de classe consiste à discerner les rapports de production capitalistes et à défendre ses intérêts contre le capital, force est d'admettre que cette conscience existe dans un cas comme dans l'autre. Les travailleurs des deux catégories se considèrent comme une classe opposée aux capitalistes - même s'ils ne recourent pas à la notion de classe et cherchent à sauvegarder leurs leurs intérêts face au capital.
(1971)
Paul Mattick
Travail productif et travail improductif
Ces derniers temps, la question de la conscience de classe a été posée de façon nouvelle, en connexion avec les concepts marxiens de travail productif et de travail improductif, et soumise ainsi à la discussion (1). Bien que Marx se soit longuement exprime au sujet de ce problème (2), soulevé par les physiocrates et les économistes classiques, il est aisé de résumer ce qu'il en pensait.
Pour savoir ce qui distingue le premier du second, Marx interroge uniquement le mode de production capitaliste. "Dans son esprit borné, dit-il, le bourgeois confère un caractère absolu à la forme capitaliste de la production, la considérant donc comme la forme éternelle de la production. Il confond la question du travail productif, telle qu'elle se pose du point de vue du capital, avec la question de savoir quel travail est productif en général ou ce qu'est le travail productif en général. Et de jouer à ce propos les esprits forts en répondant que tout travail qui produit quelque chose, aboutit à un résultat quelconque, est eo ipso un travail productif "
D'après Marx, seul est productif le travail qui produit du capital, alors qu'est improductif le travail qui s'échange directement contre du profit ou du salaire. « Le résultat du processus de la production capitaliste, expose-t-il, n'est donc ni un simple produit (valeur d'usage) ni une marchandise, c'est-à-dire une valeur d'usage ayant une valeur d'échange déterminée. Son résultat, son produit, c'est la création de plus-value pour le capital et, par suite, la conversion effective d'argent ou de marchandises en capital, ce qu'antérieurement au processus de la production ils ne sont que par intention. en soi par destination. Le processus de production absorbe plus de travail qu'il n'a été payé, et cette absorption, cette appropriation de travail non payé, qui s'accomplit dans le processus de la production capitaliste, en constitue le but immédiat. Car ce que le capital (et donc le capitaliste en tant que capitaliste) veut produire, ce n'est ni une valeur d'usage immédiate à des fins d'autoconsommation, ni une marchandise destinée à être convertie d'abord en argent, puis en valeur d'usage. Il a pour but l'enrichissement, la valorisation de la valeur, son accroissement, et par conséquent le maintien de l'ancienne valeur et la création de plus-value. Et ce produit spécifique du processus de la production capitaliste, il ne l'obtient que grâce à l'échange avec le travail qui, pour cette raison, est appelé productif» (4).
En effet, processus de production et processus de circulation forment en système capitaliste une totalité et une seule. Il faut donc distinguer la création de la plus-value d'avec sa distribution, le fait que dans la sphère de la production comme dans la sphère de la circulation des salaires soient versés et des profits réalisés estompant la distinction entre travail productif et travail improductif. La division du travail, prise en tant que produit historique - et soumis à de perpétuels changements - du développement capitaliste, a pour conséquence que le capital se répartit entre les diverses branches de l'économie de marché et, par là, que les capitaux employés improductivement reçoivent une part de la plus-value sociale globale. De même que le capital générateur de plus-value, le capital non créateur de produits revêt la forme d'entreprises fournissant un profit moyen au capital qui s'y trouve investi.
Cette unité des deux types de travail ne se manifeste pas seulement dans le processus d'ensemble de la production capitaliste. Au sein des entreprises génératrices de plus-value, on assiste également à une division du travail, en fonction de laquelle une partie de la main-d’œuvre crée directement de la plus-value, et l'autre indirectement. D'après Marx, «le mode de production capitaliste a justement pour trait distinctif de séparer les diverses sortes de travail - et donc aussi le travail intellectuel d'avec le travail manuel - ou les travaux appartenant à l'une ou à l'autre de ces catégories, et de les repartir entre des personnes différentes. Pourtant, cela n'empêche nullement le résultat matériel d'être le produit collectif de ces personnes ou leur produit collectif de s'objectiver dans la richesse matérielle, chose qui, à son tour, n'empêche pas le fait - ou n'y change absolument rien - que le rapport de chacune de ces personnes au capital reste celui de travailleurs salariés et, en ce sens éminent, celui de travailleurs productifs.
Toutes ces personnes sont non seulement employées immédiatement à produire de la richesse matérielle, mais par surcroit, elles échangent immédiatement leur travail contre de l'argent en tant que capital et reproduisent ainsi immédiatement outre leur salaire une plus-value pour les capitalistes » (5).
En dehors des emplois lies à la production des marchandises et à leur circulation, il existe une foule de professions qui, sans participer ni de l'une ni de l'autre de ces sphères, produisent des services et non des marchandises. Leurs membres émargent au budget soit des travailleurs ou des capitalistes, soit des uns et des autres. Du point de vue du capital, et quelque utile ou nécessaire que puisse être leur travail, celui-ci est improductif : que leurs services soient achetés en tant que marchandises ou rémunérés avec de l'argent provenant des impôts, tout ce qu'ils encaissent est pris sur le revenu des capitalistes ou le salaire des travailleurs.
Voilà qui parait devoir soulever une difficulté. En effet, parmi ces professions, il en est beaucoup (enseignants, médecins, chercheurs, scientifiques, acteurs artistes) dont les membres tout en produisant uniquement des services, ne se trouvent pas moins en situation d'employés et rapportent du profit à l'entrepreneur qui leur donne de l'ouvrage. C'est pourquoi celui-ci considère comme productif ce travail qu'il a payé et qui lui a permis de réaliser un profit, de valoriser son capital. Pour la société cependant, ce travail reste improductif étant donné que le capital ainsi valorisé représente une certaine part de la valeur et de la plus-value créées dans la production. De même, en ce qui concerne tant le capital commercial et le capital bancaire que les employés de ces deux secteurs: en ce cas également, du sur-travail est produit et du capital valorisé, bien que les salaires et les profits afférents à ces branches soient nécessairement prélevés sur la valeur et la plus-value créées dans Ia production.
En outre, il subsiste aujourd'hui encore des artisans et des paysans indépendants qui n'emploient pas d'ouvriers et donc ne produisent pas en qualité de capitalistes. « Ils se présentent uniquement comme des vendeurs de marchandises, non comme des vendeurs de travail; ce travail n'a donc rien à voir avec l'échange du capital et du travail. ni par conséquent avec la distinction entre le travail productif et le travail improductif, laquelle repose sur le fait que le travail est échangé contre de l'argent soit en tant qu'argent, soit en tant que capital. Tout en étant des producteurs de marchandises, ils n'appartiennent donc ni à la catégorie des travailleurs productifs ni à celles des travailleurs improductifs. Mais leur production n'est pas subordonnée au mode de production capitaliste » (6).
La conscience de classe dans son rapport au travail productif et au travail improductif
L'existence du taux de profit moyen, que la concurrence établit en fonction de l'offre et de la demande, fait qu'il importe peu au capitaliste que son capital soit investi dans la production, dans la circulation ou dans les deux sphères à la fois. Le problème du travail productif et du travail improductif ne se pose pas pour lui. Pas plus les travailleurs ne se demandent s'ils sont employés de manière productive ou improductive. Dans un cas comme dans l'autre, en effet, leur existence dépend toujours de la vente de leur force de travail. En conséquence de la division capitaliste du travail, chaque grande catégorie professionnelle reçoit un salaire différent. Les travailleurs se font concurrence d'abord pour se trouver du travail, ensuite pour obtenir les emplois les mieux rétribués et les moins pénibles. Tout se passe comme si le capital laissait la concurrence entre travailleurs fixer les conditions propres à Ia reproduction de la force de travail.
L'accumulation du capital s'assortit de la concurrence entre capitaux d”une part, entre travailleurs d'autre part, et d'une confrontation permanente patrons-ouvriers au sujet du niveau des salaires et donc des profits. Ces divers facteurs se chevauchent et s'influencent réciproquement. Leurs intérêts économiques respectifs prennent aux yeux des capitalistes et des travailleurs l'aspect d'intérêts de classe. Les premiers ne font pas face séparément aux travailleurs dans leur ensemble, ni ces derniers au capital dans son ensemble. L’État et l'idéologie capitalistes servent à garantir l'intérêt collectif des capitalistes au maintien des rapports de production existants. Quant à l'intérêt collectif des travailleurs, il doit, pour prévaloir, l'emporter sur la concurrence que ceux-ci se livrent entre eux et ne peut aller au-delà des limites que la dépendance du travail par rapport au capital lui assigne. Cela s'applique au travail productif comme au travail improductif.
Quand Marx parle du développement de la conscience de classe prolétarienne, il le fait sur la base non point de la distinction entre les deux types de travail, mais des changements qui surviennent dans les rapports de classe en même temps que l'accumulation du capital se poursuit et que, de ce fait, la division de la société en deux grandes classes grandit la masse de la population se prolétarisant progressivement. C'est ainsi qu'on peut lire dans Le Capital: « A mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d'évolution sociale, s’accroissent la misère, l'oppression, l'esclavage. la dégradation, l'exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grandissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste. Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés " (7).
Ainsi tout portait à croire que les travailleurs «éduqués unis et organisés par le processus de la production capitaliste », prendraient conscience tant de leur exploitation et de leur situation de classe que de la possibilité d'abolir les rapports de production capitalistes qui s'offrait à eux. L'activité collective de milliers de travailleurs au sein de la fabrique et l'obligation où ils se trouvaient le plus fortement parmi eux, étant donné que c'est à l'usine que l'exploitation capitaliste se fait le plus nettement sentir et que la lutte contre elle y revêt les aspects les plus prometteurs. De fait, la lutte du Capital et du Travail se déroula longtemps exclusivement dans la sphère de la production.
Il ne faudrait pas en conclure néanmoins que le caractère productif du travail et lui seul se trouve à l'origine de ce genre de conscience de classe et que le travail improductif rend plus difficile, voire même interdit, sa formation. Dans la sphère de la circulation comme dans l'autre, le processus de concentration capitaliste a pour effet de rassembler de grandes masses de travailleurs, leur ouvrant des lors des possibilités d'action qui ne le cèdent en rien à celles des travailleurs productifs. Ainsi a-t-on vu les premiers s'organiser et se lancer dans des mouvements de gréve exactement comme les seconds. Et la conscience de classe, lorsqu'elle s'exprime à travers des luttes économiques, caractérise donc également les deux catégories de travailleurs.
La conscience de classe surgit en fonction de la situation de classe des travailleurs, et non de la place particulière qui leur revient dans le cadre de la division capitaliste du travail, cela quand bien même elle a fait son apparition chez les travailleurs productifs plus tôt que chez les autres. Pour savoir si les travailleurs improductifs peuvent s'en former une, dans une mesure comparable aux travailleurs productifs, il faut d'abord définir ce qu'elle est au juste. Si avoir une conscience de classe consiste à discerner les rapports de production capitalistes et à défendre ses intérêts contre le capital, force est d'admettre que cette conscience existe dans un cas comme dans l'autre. Les travailleurs des deux catégories se considèrent comme une classe opposée aux capitalistes - même s'ils ne recourent pas à la notion de classe et cherchent à sauvegarder leurs leurs intérêts face au capital.
Jusqu'à
présent, ni les uns ni les autres ne se sont demandé comment il faudrait
s'y prendre pour élargir encore le rapport capital-travail. Leur
"conscience de classe" se situe sur le terrain du capitalisme, et est
inutile de s’appesantir sur l'idée qu'il se font de leur condition
sociale, attendu qu'ils sont contraints objectivement de faire valoir
leurs intérêts économiques en fonction des rapports de classe existants.
La
conscience de classe révolutionnaire, qui vise à jeter bas le système
capitaliste, est d'un tout autre genre. Productifs ou non, les
travailleurs en sont à cent lieues. Aussi bien, lorsqu'en temps de crise
sociale certaines fractions des masses laborieuses d'Europe se
lancèrent à l'assaut de l'ordre établi, ces tentatives étaient liées à
la crise, non au caractère productif de leur travail; de plus, aux côtés
de ces éléments-là en figuraient d'autres, originaires quant à eux de
diverses catégories sociales. On notera en outre que si, par delà les
revendications immédiates, le mouvement ouvrier à ses débuts fit du
socialisme son but final, il ne tarda guère à y renoncer.
C'est
pourquoi on ne saurait considérer les travailleurs productifs, en cette
unique qualité, comme détenant à eux seuls la conscience de classe.
Certes, ils peuvent y arriver en temps de crise, mais il en est de même
pour d'autres catégories de la population laborieuse.
Tiré de Paul Mattick, Intégration capitaliste et rupture ouvrière Préface de Robert Paris, traduction de Serge Bricianier, Paris, E.D.I. , 1972, 271 p
Extrait tiré de Paul Mattick, Intégration capitaliste et rupture ouvrière Préface de Robert Paris, traduction de Serge Bricianier, Paris, E.D.I. , 1972, 271 p
Notes
(I) Cf., la série d'articles sur le thème «Travail productif cl travail improductif en système capitaliste », in : Sozialistische Politik
(Berlin). numéros 6-7 et 8, juin et sept. 1970, avec les contributions
de Juachim Bischoff, Heíner Gansmann, Gudrun Kümmel, Gerhard Löhlein,
Christoph Hübner, Ingrid Pilch, Lothar Riehn; Elmar Altvater, Freerk
Huisken.
(2) «Théories du travail productif et du travail improductif », in: Theorien über der Mehrwert, Marx-Engels Werke, 26/ l. ci-apres abrégé en: Theorien, pp. 122-277. (Cf. K. MARX, Histoire des doctrines économiques, trad. J. Molitor, tome 2, pp. 5-188.)
(3) Theorien,
pp. 368-369. [Ce fragment, ne figurant pas dans la première version de
l'ouvrage, est donc absent de la version Molitor; on en trouvera une
traduction, in: K. MARX, Œuvres. Économie, éd. Rubel. Il, Paris, 1968, p. 388. (N. d. T.)]
(4) Theorien p. 375.
(5) Theorien, p. 387.
(6) Theorien, p. 382. (Cf. aussi, K. MARX, Oeuvres II, op. cit., p. 401.)
(7) K. MARX, Capital I, 3, p. 205.
Marxism in a Lost Century: A Biography of Paul Mattick
par Gary Roth - Haymarket Books coll. (Historical Materialism)
2015. 344p. ISBN-10: 1608465535