Qu’est-ce qui peut constituer la
conscience politique ? *
Mikhaïl Bakounine (1872)
Mikhaïl Bakounine (1872)
Peut-on se flatter de
pouvoir donner, au moyen de la propagande la plus habilement organisée
et la plus énergiquement exercée, aux masses populaires d’une nation des
tendances, des aspirations, des passions, des pensées qui ne soient pas
le produit de leur propre histoire et que, par conséquent, elles ne
portent point naturellement, instinctivement dans leur sein ? Il me
semble qu’à une question
ainsi posée, tout homme consciencieux, raisonnable, et qui a la moindre
idée de la manière dont la conscience populaire se développe, ne peut
donner qu’une réponse négative. Et en effet, aucune propagande n’a
jamais donné à un peuple le fond de ses aspirations et de ses idées, ce fond ayant toujours été le produit du développement
spontané et des conditions réelles de sa vie. Que peut donc faire la
propagande ? En apportant une expression générale plus juste, une forme
heureuse et nouvelle aux instincts propres du prolétariat, elle peut
quelquefois en faciliter et en précipiter le développement, surtout au
point de vue de leur transformation en conscience et en volonté
réfléchie des masses elles-mêmes. Elle peut leur donner la conscience de
ce qu’elles ont, de ce qu’elles sentent, de ce qu’elles veulent déjà
instinctivement, mais jamais elle ne pourra leur donner ce qu’elles
n’ont pas, ni éveiller en leur sein des passions qui de par leur propre
histoire leur sont étrangères.
Maintenant, pour décider cette question, si au moyen de la propagande
on peut donner la conscience politique à un peuple qui ne l’a jamais
eue jusque-là, examinons ce qui constitue réellement dans les masses populaires cette conscience. Je dis expressément dans les masses populaires,
car nous savons fort bien que dans les classes plus ou moins
privilégiées, cette conscience n’est pas autre chose que celle du droit
conquis, assuré et réglé d’exploiter le travail des masses et de les
gouverner en vue de
cette exploitation. Mais dans les masses, qui ont été éternellement
asservies, gouvernées, exploitées, qu’est-ce qui peut constituer la
conscience politique ? Ce ne peut être assurément qu’une seule chose, la
sainte révolte, cette mère de toute liberté, la tradition de la
révolte, l’art coutumier d’organiser et de faire triompher la révolte,
ces conditions historiques essentielles de toute pratique réelle de la
liberté.
Nous voyons donc que ces deux mots, conscience politique, dès leur origine même, et à travers tout le développement de l’histoire, ont deux sens absolument différents, opposés, selon les deux points de vue également opposés auxquels on se plaît de les envisager. Du point de vue des classes privilégiées, ils signifient conquête, asservissement, et organisation telle quelle de l’État en vue de l’exploitation des masses asservies et conquises. Du point de vue des masses, au contraire, ils signifient révolte contre l’État, et, dans leur dernière conséquence, destruction de l’État. Deux choses, comme on voit, tellement différentes qu’elles sont diamétralement opposées.
Nous voyons donc que ces deux mots, conscience politique, dès leur origine même, et à travers tout le développement de l’histoire, ont deux sens absolument différents, opposés, selon les deux points de vue également opposés auxquels on se plaît de les envisager. Du point de vue des classes privilégiées, ils signifient conquête, asservissement, et organisation telle quelle de l’État en vue de l’exploitation des masses asservies et conquises. Du point de vue des masses, au contraire, ils signifient révolte contre l’État, et, dans leur dernière conséquence, destruction de l’État. Deux choses, comme on voit, tellement différentes qu’elles sont diamétralement opposées.
Maintenant on peut affirmer avec une certitude absolue qu’il n’y a
jamais eu de peuple sur la terre, quelque abâtardi ou quelque maltraité
qu’il ait été par la nature, qui n’ait ressenti, au moins à l’origine de
son asservissement, quelque velléité de révolte. La révolte, c’est un
instinct de la vie ; le ver même se révolte contre le pied qui l’écrase,
et l’on peut dire en général que l’énergie vitale et la dignité comparative
de tout animal se mesure à l’intensité de l’instinct de révolte qu’il
porte en lui. Dans le monde des brutes, comme dans le monde humain, il
n’est point de faculté ou d’habitude plus dégradante, plus stupide et
plus lâche que celle d’obéir et de se résigner. Eh bien, je prétends
qu’il n’y a jamais eu de peuple si dégradé, sur la terre, qui ne se soit
point révolté, au moins dans les commencements de son histoire, contre
le joug de ses conquérants, de ses asservisseurs, de ses exploiteurs,
contre le joug de l’État.
Mais il faut reconnaître qu’après les luttes sanglantes du moyen âge,
le joug de l’État a prévalu contre toutes les révoltes populaires, et
qu’à l’exception de la Hollande et de la Suisse, il s’est assis
triomphant dans tous les pays du continent de l’Europe. Il y a créé une
civilisation nouvelle : celle de l’asservissement forcé des masses, et
de la servitude intéressée et par conséquent plus ou moins volontaire
des classes privilégiées. Ce que l’on a appelé révolution jusqu’ici, —
même y compris la grande Révolution française, malgré la magnificence
des programmes au nom desquels elle s’était accomplie, — n’a rien été en
effet que la lutte de ces classes entre elles pour la jouissance
exclusive des privilèges garantis par l’État, la lutte pour la
domination et pour l’exploitation des masses.
Mais les masses ? Hélas ! il faut le reconnaître, elles se sont laissé profondément démoraliser, énerver, pour ne point dire châtrer, par l’action délétère de la civilisation de l’État. Écrasées, avilies, elles ont contracté l’habitude fatale d’une obéissance et d’une résignation moutonnières, et se sont en conséquence transformées en immenses troupeaux artificiellement divisés et parqués, pour la plus grande commodité de leurs exploiteurs de toute sorte.
Mais les masses ? Hélas ! il faut le reconnaître, elles se sont laissé profondément démoraliser, énerver, pour ne point dire châtrer, par l’action délétère de la civilisation de l’État. Écrasées, avilies, elles ont contracté l’habitude fatale d’une obéissance et d’une résignation moutonnières, et se sont en conséquence transformées en immenses troupeaux artificiellement divisés et parqués, pour la plus grande commodité de leurs exploiteurs de toute sorte.
Je sais fort bien que les sociologistes de l’école de M. Marx, tels que M. Engels vivant, tels que feu
Lassalle, par exemple, m’objecteront que l’État ne fut point la cause
de cette misère, de cette dégradation et de cette servitude des masses ;
que la situation misérable des masses, aussi bien que la puissance
despotique de l’État, furent au contraire, l’une et l’autre, les effets
d’une cause plus générale, les produits d’une phase inévitable dans le
développement économique de la société, d’une phase qui, au point de vue
de l’histoire, constitue un véritable progrès, un pas immense vers ce
qu’ils appellent, eux, la révolution sociale. C’est au point que
Lassalle n’a pas hésité à proclamer bien haut que la défaite de la
révolte formidable des paysans de l’Allemagne au seizième siècle, —
défaite déplorable, s’il en fut, et de laquelle date l’esclavage
séculaire des Allemands, — et le triomphe de l’État despotique et
centralisé qui en fut la conséquence nécessaire, constituèrent un
véritable triomphe pour cette révolution ; parce que les paysans, disent
les marxiens, sont
les représentants naturels de la réaction, tandis que l’État militaire
et bureaucratique moderne — produit et accompagnement obligé de la
révolution sociale qui, à partir de la seconde moitié du seizième
siècle, a commencé la transformation lente, mais toujours progressive,
de l’ancienne économie féodale et terrienne en production des richesses,
ou, ce qui veut dire la même chose, en exploitation du du travail
populaire, par le capital — fut une condition essentielle de cette
révolution.
On conçoit que, poussé par cette même logique, M. Engels, dans une lettre adressée dans le courant de cette année à l’un de nos amis [24], ait pu dire, sans la moindre ironie, et au contraire très sérieusement, que M. de Bismarck aussi bien que le roi Victor-Emmanuel ont rendu d’immenses services à la révolution, l’un et l’autre ayant créé la grande centralisation politique de leurs pays respectifs. Je recommande beaucoup l’étude et le développement de cette pensée toute marxienne aux Français alliés ou partisans de M. Marx dans l’Internationale.
Matérialistes et déterministes, comme M. Marx lui-même, nous aussi nous reconnaissons l’enchaînement fatal des faits économiques et politiques dans l’histoire. Nous reconnaissons bien la nécessité, le caractère inévitable de tous les événements qui se passent, mais nous ne nous inclinons pas indifféremment devant eux, et surtout nous nous gardons bien de les louer et de les admirer lorsque, par leur nature, ils se montrent en opposition flagrante avec le but suprême de l’histoire, avec l’idéal foncièrement humain qu’on retrouve, sous des formes plus, ou moins manifestes, dans les instincts, dans les aspirations populaires et sous les symboles religieux de toutes les époques, parce qu’il est inhérent à la race humaine, la plus sociable de toutes les races animales sur la terre. Ce but, cet idéal, aujourd’hui mieux conçus que jamais, peuvent se résumer en ces mots : C’est le triomphe de l’humanité, c’est la conquête et l’accomplissement de la pleine liberté et du plein développement matériel, intellectuel et moral de chacun, par l’organisation absolument spontanée et libre de la solidarité économique et sociale aussi complète que possible entre tous les êtres humains vivant sur la terre.
On conçoit que, poussé par cette même logique, M. Engels, dans une lettre adressée dans le courant de cette année à l’un de nos amis [24], ait pu dire, sans la moindre ironie, et au contraire très sérieusement, que M. de Bismarck aussi bien que le roi Victor-Emmanuel ont rendu d’immenses services à la révolution, l’un et l’autre ayant créé la grande centralisation politique de leurs pays respectifs. Je recommande beaucoup l’étude et le développement de cette pensée toute marxienne aux Français alliés ou partisans de M. Marx dans l’Internationale.
Matérialistes et déterministes, comme M. Marx lui-même, nous aussi nous reconnaissons l’enchaînement fatal des faits économiques et politiques dans l’histoire. Nous reconnaissons bien la nécessité, le caractère inévitable de tous les événements qui se passent, mais nous ne nous inclinons pas indifféremment devant eux, et surtout nous nous gardons bien de les louer et de les admirer lorsque, par leur nature, ils se montrent en opposition flagrante avec le but suprême de l’histoire, avec l’idéal foncièrement humain qu’on retrouve, sous des formes plus, ou moins manifestes, dans les instincts, dans les aspirations populaires et sous les symboles religieux de toutes les époques, parce qu’il est inhérent à la race humaine, la plus sociable de toutes les races animales sur la terre. Ce but, cet idéal, aujourd’hui mieux conçus que jamais, peuvent se résumer en ces mots : C’est le triomphe de l’humanité, c’est la conquête et l’accomplissement de la pleine liberté et du plein développement matériel, intellectuel et moral de chacun, par l’organisation absolument spontanée et libre de la solidarité économique et sociale aussi complète que possible entre tous les êtres humains vivant sur la terre.
Tout ce qui dans l’histoire se montre conforme à ce but, du point de
vue humain, — et nous ne pouvons pas en avoir d’autre, — est bon ; tout
ce qui lui est contraire est mauvais. Nous savons d’ailleurs fort bien
que ce que nous appelons bon et ce que nous appelons mauvais sont
toujours l’un et l’autre des résultats naturels de causes naturelles, et
que par conséquent l’un est aussi inévitable que l’autre. Mais comme,
dans ce qu’on appelle proprement la nature, nous reconnaissons beaucoup
de nécessités que nous sommes très peu disposés à bénir, par exemple la
nécessité de mourir enragé lorsqu’on a été mordu par un chien enragé, de
même, dans cette continuation immédiate
de la vie naturelle qu’on appelle l’histoire, nous rencontrons beaucoup
de nécessités que nous trouvons beaucoup plus dignes de malédiction que
de bénédiction, et que nous croyons devoir stigmatiser avec toute
l’énergie dont nous sommes capables, dans l’intérêt de notre moralité
tant individuelle que sociale, malgré que nous reconnaissions que, du
moment qu’ils se sont accomplis, les faits historiques même les plus
détestables portent ce caractère d’inévitabilité que nous retrouvons
aussi bien dans tous les phénomènes de la nature que dans ceux de
l’histoire.
Extrait de
Mikhaïl Bakounine Œuvres - Tome IV. FRAGMENT, formant une suite de L'Empire Knouto-Germanique. p 451-458
Mikhaïl Bakounine Œuvres - Tome IV. FRAGMENT, formant une suite de L'Empire Knouto-Germanique. p 451-458
* Note Vosstanie : Le titre relève de notre initiative.
[24] Carlo Cafiero (voir la première note de la p. 414). — J. G.