Cette "conscience" qu'on prétend éveiller *
Le récit socialiste du sujet “conscient” et de sa “mission”
Matériaux pour une émission (10)
Le sujet de l'histoire est conscient de
son mandat; au contraire de la classe ennemie qui va, inconsciente, à la ruine,
il connaît son « rôle » historique. Le dernier coup d’épaule qui entraînera la
chute du système maudit exige que le sujet ait «pleine conscience» du grand
récit dont il va jouer le dernier acte, conscience du fait qu’il « dépend de
son seul effort» de faire advenir le bonheur dans le monde (601). Le « salut»
de tous, lui redit-on, ne dépend que de lui. La conscience, conscience de la
domination subie et conscience de sa force historique, conscience que l’heure
de la délivrance va « sonner », le libère de sa « passivité », car « cet état
social ne croulera définitivement que lorsque ceux qui le supportent auront pris
conscience qu’il ne se maintient que par leur passivité à le supporter (602) ».
Seule l’ignorance, l’inertie perpétuent le mal social. La prise de conscience
lui garantit la victoire, elle lui promet que «l’avenir lui appartient».
Dans la topique du sujet de l'histoire, c’est
surtout le récit socialiste du mandat au prolétariat d’émanciper l’humanité qui
est revenu en des variations infinies pendant plus d’un siècle: « Il dépend du
seul effort de la classe ouvrière de faire pour tous une vie plus douce et plus
belle (603) » La transformation de la société dépend de la prise de conscience
du prolétariat, «le prolétariat qui est, en ce XXe siècle, la classe la plus nombreuse et la
seule qui peut affranchir l’humanité (604)
». Mais, dans ce récit, la masse prolétarienne n’est pas encore venue à
la conscience de son «rôle ». Il s’agit donc de donner à cette classe, opprimée
et passive mais qui a mission d'agir, d’émanciper tous les êtres humains, la
conscience de cette mission. L’affaire du parti est de « réveiller» la
conscience des masses, de «faire la lumière » dans leurs cerveaux, de mobiliser
« l'armée des prolétaires et des déshérités qui, ayant conscience de sa force
et de son rôle dans la société, devra un jour marcher à l'assaut des privilèges
(605) ». « La besogne quotidienne des socialistes est de préparer [les
prolétaires] à la mission historique qu'ils ont à accomplir (606) » Les masses
salariées — si elles forment le prolétariat en droit et en potentiel — n’incarnent
pas vraiment le prolétariat, lequel ne saurait être amorphe et mystifié, c’est
le militant finalement qui assumera le mandat tombé des mains des masses: j'y
reviens plus bas. Le fameux slogan de Jules Guesde, répété pendant trente ans,
résumait ce thème: «PLACE AU PROLÉTARIAT CONSCIENT ET ORGANISÉ (607) »
Cette conscience qu'on prétend éveiller
dans la classe exploitée n’est pas une volonté héroïque et libre car revoici la
logique déterministe: elle est le « reflet» des contradictions du capitalisme et
de l’imminence de son effondrement. Si la conscience, comme on le constate,
grandit dans les masses, c’est que la lutte finale approche. « Rôle » dit bien
ceci: la pièce est déjà écrite, il reste à la jouer.
À ces propositions vient s'articuler
l'idée que le sujet (ou le militant qui l'incarne), désintéressé, ne convoite
pas le pouvoir pour lui-même et ne cherche dans l'accomplissement de sa mission
que le bien commun de l'humanité. Comme la phraséologie socialiste le figera, il
«n’a d’autre but que —». L’histoire lui tend un miroir avantageux, comment ne
pas admirer un homme « n'ayant pour but que les services à rendre à l'humanité
sans nul espoir de récompense personnelle (608) »? Plein d'amour pour
l'humanité, il n’a personnellement à attendre des puissants et des ignorants
que les outrages, la persécution, « son unique profil, c’est la haine aveugle
des imbéciles (609) ». Il se sacrifie pourtant pour l'affranchissement de ces
esclaves qui l'injurient. Il rêve d'une société de justice et de fraternité, on
le hait et ceci, au fond, est juste. Il veut venger les faibles et apporter le
bonheur aux hommes, les scélérats et les sots le haïssent, quoi de plus normal ?
L’insulte, la calomnie, c'est le sort de ceux, qui, dans une société égoïste,
«désirent ardemment le bien de l'humanité». Vers 1848, la réminiscence du Christ,
mort entre deux voleurs pour le salut des hommes, est explicite (610). On
traite le socialiste en criminel, il lui reste l'ironie amère «dites-nous si c’est
criminel de vouloir le travail pour tous (611)! », «si c'est être des
malfaiteurs que de vouloir la fin de la misère, de l'ignorance, des guerres
(612) ».
L'agent de l'histoire est dévoué,
courageux, désintéressé (face à l’adversaire cupide et dépravé), conscient (au
milieu de l’ignorance répandue par les séides de la réaction), impavide devant
les persécutions, devant les menaces. Ces persécutions sont son honneur. Plus
les dominants l’insultent, le calomnient et le combattent, plus il est confirmé
dans le fait qu’il suit la juste voie. Même pour plus tard, après la victoire,
il ne prétend à aucune récompense, il « aspir[e] au bonheur pour tous les
hommes », mais il ne rêve que de se fondre dans une société égalitaire (613). «
Les Égaux ne reconnaissent point de maître. Toute domination leur est odieuse.
Donc nous ne voulons point être rois», assurent les babouvistes de 1840. De
même, plus tard, le prolétariat n'allait exercer sa dictature qu’en vue, dès
que possible, de « s’abolir lui- même en tant que classe » et se fondre dans un
bienveillant et immuable Arbeitsstaat.
La mission du sujet entraîne deux
corrélats topiques: le consentement au martyre et la certitude de vaincre. Pour
voir « ne fût—ce qu'un jour seulement avant de mourir» une société égalitaire,
il assure être prêt à donner sa vie (614). Le sujet de l'histoire est légitimé
par sa vision de l'avenir, elle le possède littéralement; elle le rend
invulnérable et il est guidé par elle dans les tribulations. Ce sont des
matérialistes proclamés (très condescendants à l’égard des vieilles barbes
idéalistes de 1848) qui rediront aux leurs la métamorphose spirituelle
qu’ils ont subie: « Les hommes qui ont compris, qui ont senti toute la beauté
de cet âge d’or, de cet Eden dont l'éclat illumine notre avenir, ne peuvent pas
ne pas consacrer toutes les forces de leur être à en hâter l’avènement.»
Peu à peu, au tournant du XX‘ siècle, le
mandat historique de «préparer la révolution» glisse des mains de la masse
prolétarienne pour devenir la mission du seul Parti, évolution qui préfigure le
léninisme. Le militant est, certes, un « apôtre » qui doit-chercher à éveiller
dans les masses les idées révolutionnaires, mais il doit se rendre à l’évidence:
les masses ne répondent pas, en leur majorité, à l’appel de l’histoire. Elles
demeurent assoupies dans leur «torpeur» résignée. La conscience leur fait
défaut et aussi, ajoute-t-on, la «virilité». Ce sont les révolutionnaires
conscients qui sont alors appelés à jouer le rôle d’accoucheurs du grand
renouveau social et il convient de leur faire sentir leur supériorité sur les
«masses amorphes» pour lesquelles ils se dévouent sans compter (617) . La
propagande des partis passe ainsi à la dévolution du «rôle historique » au seul
parti « de classe » (618) . J’ai étudié ce glissement, cette dévolution de tâche
au Parti dans mon essai La propagande socialiste, au chapitre V. Dès le
romantisme encore un coup, le grand rôle historique est non le fait des masses
déshéritées au nom desquelles on agit, mais d’une «poignée d’hommes ardents et
convaincus », une poignée d’élus conscients des lois de l’histoire; le
blanquisme des « minorités agissantes » sera la traduction tactique et
barricadière de cette vision (619).
Le militant révolutionnaire,
ré-incarnation du sujet de l’histoire, est conscient de la grandeur de sa tâche,
d’autant plus conscient qu'il s’auto-représente désormais en contraste avec les
masses, veules et inconscientes. Ce n’est donc plus la condition économique qui
fait le prolétaire, c’est la «conscience ». Les militants «ardents», «
convaincus », forment une « élite » de «vaillants», une avant garde de «hardis
pionniers » de l’Idée, «l’élite consciente du mouvement ouvrier» qui, le grand
soir venu, entraînera cette arrière-garde désorganisée que sont les masses
(620). La complaisance avec laquelle le socialisme fait l’éloge de ces
«sentinelles avancées » qui ont «pris en mains» la cause des masses entretient
un orgueil d’autant moins suspect qu’il est légitimé par l'esprit de sacrifice
(« une poignée d'hommes prêts du jour au lendemain à sacrifier leur existence
pour briser le pouvoir de la bourgeoisie (621) ») et par l'énergie investie, la
résolution «virile », contrastée à «la veulerie et la bestialité des masses »
(622) et à la dégénérescence jouisseuse
des ennemis de classe. « Nous sommes révolutionnaires, écrit le doctrinaire
anarchiste Élisée Reclus, parce que nous voulons la justice et que partout nous
voyons l’injustice régner autour de nous. [...] Contre l'injustice, nous
faisons appel à la Révolution (623) »
Il y a un immense bénéfice psychologique à
avoir tout sacrifié pour se ranger avec abnégation du côté des «combattants du
droit, [des] assoiffés de justice et de solidarité entre les humains 624 », puisqu’on se voit reconnaître la
perfection morale de ceux qui « n’ont d’autre soucis que le bien être humain
(625) ». Le militant a choisi le bon camp, des ennemis innombrables mais
moralement disqualifiés l‘assaillent; impavide il lutte, il vainc ou succombe.
«Nous ferons la guerre à toutes les injustices, à toutes les turpitudes, à
toutes les palinodies, les yeux toujours fixés sur cet idéal de bonheur que nous
entrevoyons (626). » Le militant, incarnation finale du sujet historique,
est habité d’une foi qui fait de lui un «combattant du droit» héroïque mais
surtout désintéressé. «Il croit en l’Avenir, en la transformation de l’ordre
capitaliste. Le scepticisme décourageant qui ronge l’âme bourgeoise ne l’atteint
pas. Il veut vivre et lutter pour voir la joie du monde (627). » Le militant
peut être vaincu — il n’importe puisque l’histoire lui garantit la victoire de
son idéal. « Si nous succombons, écrit le vieux leader allemand August Bebel
dans son grand ouvrage féministe Die Frau, nous tomberons avec la
conscience d'avoir fait notre devoir d’homme et avec la certitude que notre but
sera atteint, quels que puissent jamais être les efforts des puissants,
hostiles aux progrès de l'Humanité (628). »
Le discours révolutionnaire institue
ainsi un sujet d'une abnégation totale, un être au service d’une cause telle
que sa gloire est de se nier soi-même, immunisé contre toute accusation
d'égoïsme, dévoué, trop dévoué (fatalement un jour imbu de l'arrogance de se
sentir meilleur): «Nous faisons cette révolution au nom de la solidarité
humaine, au nom de la liberté violée, de la conscience opprimée, de la raison
proscrite, de la justice bannie, au nom de l'autonomie et des droits
imprescriptibles de l’homme jusqu'ici niés et méconnus (629) »
S'il est issu, comme il arrive
fréquemment, de la classe privilégiée, le militant demande au moins que les
déshérités l'accueillent et l'entendent, au nom du sacrifice de son confort
qu'il a fait par amour de l'humanité. «Écoutez-moi, demande un fouriériste aux
ouvriers, car j'ai eu ma place marquée au banquet des élus, et je l'ai quittée
volontairement par dégoût des convives et parce que je n'ai pas osé être
heureux en face des souffrances de mes frères (630 ). »
La représentation du sujet est ainsi une
sorte de poupée russe, il y a l'humanité, sujet de l'histoire; puis on trouve
le prolétaire, mandaté pour y jouer le dernier rôle, puis on aperçoit le
militant, avant-garde consciente - et même dans cette avant-garde, il ne faut
peut être compter que sur ceux qui suivent la ligne, ceux qui «acceptent la
thèse du collectivisme intégral», c'est-à-dire «les véritables socialistes (631)
». La logique des discours de lutte est fatalement élitiste.
Plus encore que dans la propagande
socialiste, le sentiment de supériorité morale de l’anarchiste, conscient et
résolu, éclate dans son discours. L’ignorance des masses « moutonnières » qui
se laissent tondre, la foule stupide, la jobardise du « brave ouvrier votard »,
le « troupeau veule » des socialistes parlementaires lui inspirent un mépris
universel qui ne cherche pas à se dissimuler. Minorité décidée, l’anarchie, en
dépit des persécutions, sait qu'elle possède la vérité. Les persécutions au
contraire garantissent que celui qui fait profession d’anarchisme est vraiment
habité par l'esprit de révolte. L’anarchiste se consacre à la propagande, à l’
« éducation » car il «importe de grossir l’avant garde » qui « prépare la route
à l'immense armée », mais il n'attend vraiment le salut que des seules «
minorités agissantes » qui entraîneront, le jour venu, la masse indécise. « Les
changements sociaux, pose Jean Grave, ne peuvent être le fait que de minorités
agissantes en avance sur la moyenne (632) » Compte-il vraiment d'ailleurs sur une
révolution « entreprise par une masse qui non seulement ne possède ni idéal ni
héroïsme, mais encore a une mentalité capitaliste (632) » ? Nullement, il peut s'en
passer. « Que restera-t-il à mettre en ligne de bataille au jour venu ? Une
petite masse consciente, intelligente, énergique (634). » Il est fortifiant de
se savoir une poignée d’individus « qui portent au cœur la haine du présent
douloureux et l'amour du consolant avenir (635)». L’anarchiste est un déclassé,
un en-dehors, un révolté, un réfractaire, un homme libre parmi les ilotes — et
c'est sa gloire. On n'est pas révolutionnaire parce qu’on a la carte d'un parti
prétendu tel, entre deux piteuses campagnes électorales, on l’est par
tempérament: chez les compagnons, la révolution, des affaire d'en avoir ou pas.
Extrait de Le marxisme dans les grands récits. Essai d’analyse du
discours de Marc Angenot. Presses de l'Université Laval. 2005. p. 275-280
NOTES
* Titre et sous-titre Vosstanie
601. Le combat (Allier), 10 février 1907, p. 1.
602. Jean Grave, Réformes, révolution, Paris: Stock, 1910, p. 85.
603. Éditorial de P. Constans, Le Combat (SFIO, Allier), 10 février
1907, p. 1.
604. Le socialiste, 24 novembre 1907, p. 1.
605. La bataille (Belgique), 8 décembre 1889, p.1.
606. Ch. Vérecque, La défense (Troyes), 22 mai 1908, p.1.
607. L’égalité, 12 février 1889, p. 1.
608. Adolphe Alhaiza, Historique de l'école sociétaire fondée par
Charles Fourier. Suivi d'un résumé de la doctrine fouriériste, Paris: la
Rénovation, 1894, p. 7.
609. Étienne Cabet, Système de fraternité, Paris: «Le Populaire»,
1849, p.180.
610. Louis Blanc, Le catéchisme des socialistes, Paris: «Nouveau
monde», 1849, p. 50.
611. Blavet, Renaissance (anar), 14 janvier 1896, p. 1.
612. Faure, Libertaire, 22 novembre 1895, p. 1.
613. V.-Adolphe Bonthoux, L’évangile socialiste. Volume I: la
question économique, Paris Giard & Brière, 1912, p.18.
614. Brissac, Question sociale, avril 1892, p,153.
615. André Girard, Anarchistes et bandits, Paris: Temps nouveaux, 1914,
p.22.
616. Parti ouvrier, 5 février 1889, p.l.
617. Frédéric Stackelberg, Vers
la société communiste, Nice: Au Droit du peuple, 1909, p. 15.
618. Almanach du Parti ouvrier 1892, p. 17.
619. Jean journet, Cri de délivrance. Intronisation du système
harmonien sur le globe, Paris: Charpentier, 1846, p. 5.
620. Germinal (Amiens, anarchiste), le juin 1907, p. 1.
621. H. Galiment, Le Prolétariat (possibiliste), 11 octobre 1890,
p. 1.
622. Grégorieff, La Cité (Toulouse, SFIO), 3 février 1907, p.1.
623. Almanach de la Révolution 1903, p.9.
624. Jean Allemane, Le Parti ouvrier (possibiliste), 2 janvier
1890, p.1.
625. Procès des anarchistes de Vienne, St-Etienne: Ménard, 1890,
p. 1.
626. Le defi, 3 février 1884, p. 1.
627. Tribune socialiste (Bayonne), 23 août 1908, p. 1.
628. August[e] Bebel, La femme dans le passé, le présent et l'avenir,
Paris: Carré, 1891. Traduit de l’allemand, p. 373.
629. Le Travailleur socialiste (Bordeaux,
socialiste-révolutionnaire), n“° 1, 1890, p.1.
630. A. Toussenel, Travail et
fainéantise programme démocratique, Paris: Bureau du «Travail
affranchi», 1849, .p 1.
631. Sixte quentin, Comment nous sommes socialistes (Encyclopédie
socialiste, Vol.6), Paris: Quillet, 1913, p. 38.
632. jean Grave, Réformes, révolution, Paris: Stock, 1910, p.86.
635. Temps nouveaux, 2 septembre 1911, p. 2.
634. Ibid.
635. S. Faure, Libertaire, 16 novembre 1895, p.1.