« Les réformistes n'avaient aucun
principe à «trahir». Ils restaient ce qu'ils avaient toujours été, mais ils
étaient maintenant contraints de sauver le système où leur pratique chérie
pouvait se poursuivre. Il leur fallait réduire la révolution à une pure réforme
pour être accord avec leur
conviction profonde et, incidemment, pour assurer leur existence politique. La
seule chose dont on peut s'étonner, c’est qu'il y ait eu tant d'ouvriers
socialistes pour penser que les réformes ne seraient qu'une étape sur la voie
de la révolution sociale, ou pour adopter cette idéologie. Au moment où
l'occasion leur donnée de réaliser leur « mission historique », ils ne la
saisissaient pas, préférant le « chemin facile » de la réforme sociale et de liquidation de la Révolution.
Répétons une fois de plus qu'il n’y a
pas là confirmation de la proposition de Kautsky et Lénine su l'incapacité de la classe ouvrière
d'élever sa conscience de classe au-delà du trade-unionisme car la classe
ouvrière allemande avec sa forte
éducation socialiste était parfaitement apte à concevoir une révolution sociale
pour renverser le capitalisme. D'ailleurs, ce n'était pas la « conscience
révolutionnaire » que les intellectuels de la classe moyenne injectaient dans la classe ouvrière, mais leurs propres idées réformistes et
opportunistes. Ils minaient ainsi la conscience révolutionnaire qui aurait pu y
germer. Le révisionnisme marxiste, n'est pas né dans la classe ouvrière, c'est
un produit de sa direction, pour laquelle syndicalisme et parlementarisme
étaient des moyens suffisants pour réaliser un développement social
progressiste. Tout simplement, il transformait une pratique historiquement
restreinte du mouvement ouvrier en théorie du socialisme et, en monopolisant
l'idéologie, il se montra capable d'influencer les ouvriers.
Pourtant, les
ouvriers ne se montrèrent que trop enclins à partager les convictions réformistes de leurs dirigeants. Lénine
y voyait une preuve suffisante de leur incapacité congénitale de développer une
conscience révolutionnaire, ce qui les condamnait à suivre la direction
réformiste. La solution était donc simplement de
remplacer les dirigeants réformistes par des dirigeants révolutionnaires qui
ne « trahiraient » pas le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière. C'était donc une question de
« direction correcte », c'est-à-dire de lutte entre intellectuels pour conquérir les esprits des ouvriers, de compétition entre idéologies pour
obtenir le ralliement du prolétariat. C'est donc le caractère du parti qui est
l'élément décisif dans le processus révolutionnaire même si le parti doit
gagner la confiance des masses, leur faire reconnaître intuitivement qu'il
représente leurs intérêts, intérêts qu'elles sont, par elles-mêmes, incapables
d'exprimer sous forme d'action politique effective.
Simultanément, la différence entre classe et parti était vue comme une expression de leur identité, car le parti compense l'absence de
conscience politique du prolétariat moins éduqué. Contrairement
à la théorie marxienne pour qui ce sont les conditions matérielles et les
relations sociales qui sont responsables de la montée d'une conscience
révolutionnaire dans le prolétariat, la conception social-démocrate —
réformiste ou révolutionnaire — estimait que c'étaient justement ces conditions
qui empêchaient les
ouvriers de reconnaître leurs propres intérêts de
classes, de trouver la voie et les moyens de les faire triompher. Selon cette
conception, les ouvriers sont bien capables de se révolter, mais pas de
transformer leur colère en action révolutionnaire victorieuse et en changements
sociaux significatifs. Là, ils ont besoin de
l'aide des intellectuels de la classe moyenne qui font leur la cause des ouvriers, même si, ou parce que, les intellectuels ne partagent
les privations de la classe ouvrière, ces privations qui, du point de vue
marxien, transformeront les ouvriers en révolutionnaires. Cette notion élitiste
sous-entend, cela va de soi, que, quoique les idées aient leur source dans les
conditions sociales matérielles, elles n'en sont pas moins l'élément
irremplaçable et dominant dans le processus de
transformation sociale. Mais, en tant qu'idées, elles sont le privilège de ce
groupe social qui, étant donné la division du travail, répond à ces exigences.
Mais, au fond, qu'est-ce
que la conscience de classe?
Si c'est reconnaître la position de chacun dans la société,
elle est
immédiate: le
bourgeois sait qu'il appartient à la classe dominante, l'ouvrier que sa place
est parmi les dominés et les groupes sociaux qui sont entre les deux ne se
comptent ni dans l'une, ni dans l'autre des deux classes fondamentales. Il n'y
a aucun problème aussi longtemps que les différentes classes adhèrent à une
idéologie unique, c'est-à-dire à l'idée que les relations de classe existantes
sont naturelles et dureront toujours, car elles sont l'expression d'une
caractéristique fondamentale de la condition humaine. Or, bien entendu, les intérêts
matériels des diverses classes divergent, ce qui conduit à des frictions
sociales et à un conflit avec l'idéologie commune. Progressivement, on vient à
reconnaître que cette idéologie est celle de la classe
dominante, qu'elle défend l'arrangement social existant, qu'elle doit être
rejetée lorsqu'elle prétend être l'expression de l'inévitable destinée de la
société humaine. L'idéologie dominante doit donc disparaître avec l'extension
de la conscience de classe dans la sphère de l'idéologie. Les différences
d'intérêt matériel se traduisent en différences idéologiques et, de là, en
théories politiques qui reposent sur les contradictions sociales concrètes. Ces
théories politiques peuvent être tout à fait rudimentaires par comparaison à la
complexité des problèmes sociaux, mais, néanmoins, elles représentent un
changement par rapport à la conscience de classe pure et simple: elles
débouchent sur la compréhension que les arrangements sociaux peuvent être différents
de ce qu'ils sont. On est alors sur la route qui mène de la conscience de
classe pure à la conscience révolutionnaire, celle qui voit que l'idéologie
dominante ne règne
que
par la confiance mise en elle, et qui s'attache à découvrir moyens et chemins
pour changer les conditions existantes. Si tel n'était pas le cas, alors aucun
mouvement ouvrier ne pourrait naître et le développement social ne serait pas
caractérisé par la lutte de classes.
De même que l'idéologie dominante ne
suffit pas pour maintenir les relations sociales existantes, mais que
celles-ci doivent être aussi étayées par les forces matérielles de l'appareil
d'État, de même une contre-idéologie n'est qu'une contre-idéologie si elle ne
peut produire des forces matérielles plus puissantes que celles correspondant
à l'idéologie dominante. S'il n'en est pas ainsi, la qualité de la
contre-idéologie — qu'elle soit essentiellement intuitive ou qu'elle repose sur
des considérations scientifiques — n'a aucune espèce d'importance, et pas plus
les intellectuels que les ouvriers ne peuvent changer les relations sociales
existantes. Les révolutionnaires peuvent être, ou ne pas être, autorisés à
exposer leurs vues, selon la mentalité qui règne dans la classe dominante, mais
quelles que soient les conditions, ils ne peuvent déloger cette classe par de
simples moyens idéologiques. De ce point de vue, la classe dominante a tous les
avantages puisqu'elle détient les moyens de production et les forces de l'État,
ce qui lui permet de contrôler les instruments de diffusion et de perpétuation
de sa propre idéologie. Comme cet état de fait persiste jusqu'au renversement
réel du système social considéré, les révolutions doivent toujours se
déclencher avec une préparation idéologique insuffisante. Bref, la contre-idéologie
ne peut triompher que par une révolution qui met les moyens de production et le
pouvoir politique aux mains des révolutionnaires. Tant que ce n'est pas
accompli, la conscience de classe révolutionnaire reste toujours moins efficace
que l'idéologie dominante. »
Extrait de Marxisme, dernier refuge de la bourgeoisie ? Paul Mattick, Éditions Entremonde 416 p. 2011.
* Titre de l'extrait Vosstanie.