Du point de vue prolétarien.
Quelles sont les conditions de possibilité d'une connaissance de la réification? Quelle perspective peut déchirer le voile mystificateur de la "choséité"? A partir de quel point de vue peut-on découvrir le noyau social et humain derrière les formes réifiées de l'univers marchand?
Autour de cette problématique, Lukács avance quelques éléments pour une sociologie marxiste de la connaissance, qui, malgré leur caractère fragmentaire et non systématisé, présentent le plus grand intérêt méthodologique. Son hypothèse fondamentale est "l'intime interaction entre la méthode scientifique qui naît de l'être social d'une classe, de ses nécessités et de ses besoins de maîtriser conceptuellement cet être, et l'être même de la classe (18)".
Par rapport à la réification, cela signifie que les différentes classes sociales ont une démarche cognitive distincte, et une capacité de compréhension différente du phénomène, de sa genèse et de sa structure. La capacité ou incapacité d'un économiste à dépasser l'immédiateté, la forme réifiée des rapports socio-économiques, ne découle pas de ses qualités individuelles, mais du point de vue de classe ("l'être social") auquel se rattache son interprétation de la réalité.
Pour Lukács, une science qui se situe du point de vue de la bourgeoisie ne peut pas percer à jour les formes réifiées; les limites de la pensée bourgeoise se situent déjà au niveau de sa problématique, des questions qu'elle pose ou refuse de poser. Les questions sur la naissance et la disparition des formes capitalistes et du rapport marchand tendent à s'éclipser de l'horizon intellectuel qui correspond à l'être social de la bourgeoisie, dans la mesure où pour celle-ci "le monde réifié apparaît [... ] comme le seul monde possible (19)". La pensée bourgeoise se heurte ainsi à une barrière infranchissable, par son refus d'envisager l'historicité de l'ordre des choses existant, considéré comme immuable et régi par des "lois naturelles". La conscience de classe de la bourgeoisie, qui est liée à la situation objective de la classe, tend à l'occultation de la réalité "dès l'instant où surgissent des problèmes dont la solution renvoie au-delà du capitalisme (20 )".
Cela ne signifie nullement qu'il faudrait faire tabula rasa de la pensée bourgeoise, de l'ignorer comme une "erreur", dépourvue de valeur cognitive, ou de la rejeter comme une "idéologie préscientifique". Malgré son caractère unilatéral, la science produite par les grands penseurs originaux de la bourgeoisie (qu'il faut distinguer des épigones, éclectiques et apologistes) est, d'après Lukács, "un moment nécessaire dans l'édifice méthodologique de la connaissance sociale (21)", D'autre part, la pensée bourgeoise peut atteindre une vision claire de problèmes particuliers, de certaines connexions de faits économiques, sans pour autant pouvoir dépasser certaines limites précises dans la compréhension de la totalité du mouvement social et historique (22).
Paradoxalement, Lukács n'essaye pas de découvrir les racines sociales du courant néo-romantique, et ne pose pas la question du point de vue de classe des sociologues allemands dont il s'inspire: Tönnies, Simmel, Weber, etc. Il y a dans Histoire et conscience de classe une référence intéressante au romantisme anticapitaliste (le terme n'apparaît pas encore), à propos de Sismondi et de Carlyle: les deux sont décrits comme auteurs d'une analyse du capitalisme et de la bourgeoisie d'un point de vue "féodal et réactionnaire", mais en même temps éclairant et critique.
L'oeuvre de Sismondi constitue aux yeux de Lukács la première reconnaissance de la vraie problématique du capitalisme — malgré ses buts réactionnaires. Quant à Carlyle, il est pour lui un des auteurs qui ont décrit, de la façon la plus vigoureuse, "l'inhumanité, l'essence tyran nique et destructrice de toute humanité inhérente au capitalisme", même si son opposition de l'"organicité" du passé à la réification moderne a — comme chez les romantiques en général — un caractère "nettement réactionnaire"(23).
Lukács n'essaye pas de rattacher les sociologues allemands du tournant du siècle à ce courant (il le fera plus tard, mais de façon très schématique et négative, dans la Destruction de la raison, (1953); au contraire, il se contente de classer Simmel sommairement sous l'enseigne "pensée bourgeoise"; il reconnaît, néanmoins, qu'il appartient à une catégorie à part: celle des penseurs qui ne veulent pas nier ou camoufler le phénomène de la réification, "qui ont même vu plus ou moins clairement ses conséquences humaines désastreuses", mais qui ne vont pas au-delà de la simple description, qui restent au niveau des formes extérieures d'apparition (par exemple l'argent), et surtout, qui envisagent la réification comme un fait intemporel, comme le fait par exemple Simmel dans la Philosophie de l'argent (1900), livre que Lukács juge "très pénétrant et intéressant dans les détails (24)". Après sa démonstration vigoureuse de l'impossibilité de saisir, du point de vue de la bourgeoisie, le phénomène de la réification (et encore moins de le critiquer comme inhumain) comment Lukács explique-t-il l'apparition d'une pensée "bourgeoise" comme celle de Simmel ? En réalité, la problématique de Simmel est étroitement liée au courant anticapitaliste romantique, qui exprime les aspirations, critiques et conceptions de couches précapitalistes, (non bourgeoises) comme par exemple le mandarinat universitaire allemand traditionnel, menacées par le développement vertigineux du capitalisme industriel en Allemagne. L'incapacité ou le refus d'analyser les bases socio-historiques de la science sociale allemande du tournant du siècle — c'est-à-dire d'une des principales source de sa propre pensée — est une des limitations) plus évidentes de la sociologie de la connaissance esquissée par Lukács dans Histoire et conscience de classe. A ce propos, le silence sur Max Weber est caractéristique: la justesse, la pertinence et l'intérêt de certaines de ses analyses du capitalisme, de la réification ou de l'État moderne sont, soulignés à plusieurs reprises par Lukács, sans qu'il essaye de poser la question du point de vue de classe du maître de Heidelberg. Ce silence résulte, à notre avis, du modèle dychotomique utilisé par Lukács, qui tend à considérer la bourgeoisie et le prolétariat comme les seules classes capables de développer un point de vue globalisant (totalisateur) sur la réalité sociale, modèle à l'intérieur duquel la science de Max Weber, avec ses étranges convergences avec le marxisme, est rigoureusement "inclassable" (25).
On sait que dans la Destruction de la raison (1953) — un ouvrage marqué par l'empreinte du stalinisme —, Lukács va condamner Max Weber, Simmel, Tönnies, Dilthey, etc., au purgatoire des penseurs "irrationalistes", involontairement précurseurs du fascisme. Par contre, en 1966, dans une conversation avec Abendroth, Kofler et Holz, le vieux Lukács "poststalinien" affirmera: "aujourd'hui il ne me déplait pas d'avoir appris les premiers éléments de la science sociale chez Simmel et Max Weber, plutôt que chez Kautsky. Et je ne sais pas si l'on ne pourrait pas dire que pour mon évolution cela a été une circonstance favorable (26)." En effet, comme il le reconnaît lui-même, implicitement la contribution de la sociologie allemande critique du début du siècle a été mise à profit par Lukács pour combattre le courant néo-positiviste, évolutionniste et teinté d'économisme, qui dominait la doctrine officielle de la IIe Internationale, et pour façonner sa propre interprétation historiciste-révolutionnaire du marxisme.
Extrait de Marxisme et romantisme révolutionnaire (essais sur Lukács et Rosa Luxemburg) de Michael Löwy. Editions le Sycomore 1979.
NOTES
(18)HCC, p. 135.
(19) HCC, p. 140,
(20) HCC, p. 77.
(21) HCC p. 205.
(22) HCC, p. 261.
(23) HCC, pp. 57, 173, 235, 260.
(24) HCC p.123.
(25) HCC, p.83 Pour une esquisse d'analyse de la vision de Max Weber et de ses liens complexes avec l'anticapitalisme romantique, voir notre ouvrage Pour une sociologie des intellectuels...pp.44-51.
(26) Conversazioni con Lukacs, di Wolfgang Abendroth, Hans Heinz, Leo Kofler, De Donato Editore. 1968. p 122.
(27) HCC, pp. 207-208.
(28 ) HCC. p. 211.
(29 HCC. p. 224; Geschichte und Klassenbewusstsein, p. 366.
(30) Sur la différence entre le concept de possibilité objective chez Max Weber et chez Lukács, voir Arato, op. cit., pp. 62-63.