L'objectivation, une forme d'extériorisation qui ne peut être dépassée.*
Matériaux pour une émission (15)
Matériaux pour une émission (15)
Extrait de la Postface (1967) à Histoire et conscience de classe : Essais de dialectique marxiste de György Lukács p. 398-402
Nous publions ici un document qui viendra alimenter notre émission sur la Conscience de classe. Si l'étude philosophique de ce texte reste encore en débat, il nous parait nécessaire de réfléchir profondément et politiquement sur ce que celui-ci implique. Il est donc à la base de notre réflexion actuelle sur l'aliénation, la réification (débat et limite du concept) et la conscience de classe.
À propos de son ouvrage Histoire et conscience de classe, György Lukács précise:
À propos de son ouvrage Histoire et conscience de classe, György Lukács précise:
Il est impossible, dans cet aperçu nécessairement sommaire, d'exercer une critique concrète sur tel ou tel détail du livre, de montrer par exemple quelle interprétation de Hegel était positive et quelle interprétation semait la confusion. Le lecteur d'aujourd'hui, s'il est capable de critique, trouvera sûrement bien des exemples de ces deux types. Mais pour l'influence que ce livre exerça à l'époque, comme pour son éventuelle actualité, un problème, au-delà de toutes les considérations de détail, est d'une importance décisive : c'est celui de l'aliénation, qui est traitée ici, pour la première fois depuis Marx, comme la question centrale de la critique révolutionnaire du capitalisme et dont les racines, tant du point de vue de l'histoire de la théorie que de la méthode, sont ramenées à la dialectique de Hegel. Naturellement, le problème était dans l'air. Quelques années plus tard, en 1927, L’Être et le temps de Heidegger allait en faire le centre des discussions philosophiques et il l'est aujourd'hui encore, essentiellement sous l'influence de Sartre et de ses disciples comme de ses adversaires. On peut se dispenser ici de répondre à la question de philologie, posée notamment par Lucien Goldmann qui voyait dans l'ouvrage de Heidegger une réplique polémique à mon livre, bien qu'il n'y fût pas mentionné. La constatation que le problème était dans l'air suffit parfaitement aujourd'hui, surtout lorsque les fondements ontiques de ce fait sont analysés en détail — ce qui n'est pas possible ici — pour mettre à jour l'influence ultérieure, le mélange de motifs marxistes et existentialistes surtout en France, immédiatement après la deuxième guerre mondiale. Les priorités, les « influences », etc., ne sont d'ailleurs en cela pas très intéressantes. Ce qui reste important, c'est que l'aliénation de l'homme a été reconnue par les penseurs tant bourgeois que prolétariens, tant de droite que de gauche, comme un problème central de l'époque où nous vivons. Histoire et conscience de classe a ainsi eu une action profonde dans les cercles de la jeune intelligentsia ; je connais toute une série de bons communistes qui furent gagnés au mouvement par là. Sans aucun doute, la nouvelle prise en considération de ce problème hégéliano-marxiste de la part d'un communiste a été une des raisons de l'action exercée par ce livre, bien au-delà des frontières du parti.
Le problème lui-même est traité, il est aujourd'hui assez facile de le voir, dans le plus pur esprit hégélien. Avant tout, son fondement philosophique dernier est constitué par le sujet-objet identique se réalisant dans le processus historique. Il est vrai que chez Hegel lui-même le sujet-objet naît d'une manière logico-philosophique, l'esprit absolu atteignant le degré suprême dans la philosophie, avec la reprise de l'aliénation, avec le retour à soi-même de la conscience de soi, réalisant ainsi le sujet-objet identique. Pour Histoire et conscience de classe, au contraire, ce processus doit être social et historique, il culmine dans le fait que le prolétariat réalise ce degré dans sa conscience de classe, en devenant sujet-objet identique de l'histoire. Ainsi Hegel semble être effectivement « mis sur ses pieds » ; il apparaît que la construction logico-métaphysique de La Phénoménologie de l'esprit a trouvé une réalisation ontologiquement authentique dans l'être et la conscience du prolétariat, ce qui semble à son tour donner une justification philosophique au tournant historique apporté par le prolétariat : fonder par sa révolution la société sans classes, clore la « préhistoire » de l'humanité. Mais le sujet-objet identique est-il en vérité plus qu'une construction purement métaphysique ? Le sujet-objet identique peut-il réellement être produit par une connaissance de soi, aussi adéquate soit-elle, même si celle-ci a pour base une connaissance adéquate du monde social ? autrement dit, peut-il être produit dans une conscience de soi, aussi achevée soit-elle ? Il suffit de poser cette question précise pour y répondre par la négative. Car le contenu de la connaissance peut bien être rapporté au sujet connaissant, l'acte de connaissance n'en conserve pas moins son caractère aliéné. C'est à juste titre que, précisément dans La Phénoménologie de l'esprit, Hegel a refusé l'« intuition intellectuelle » de Schelling, réalisation mystique irrationnelle du sujet-objet identique, et a exigé une solution philosophiquement rationnelle du problème. Son solide sens de la réalité maintenait cette exigence ; sa construction universelle la plus générale culmine certes dans la perspective de sa réalisation, mais il ne montre jamais concrètement à l'intérieur de son système comment cette exigence pourrait parvenir à s'accomplir. Le prolétariat comme sujet-objet identique de l'histoire humaine réelle n'est donc pas une réalisation matérialiste qui surmonte les constructions intellectuelles idéalistes, c'est bien plutôt du super-hégélianisme, c'est une construction qui vise objectivement à dépasser le maître lui-même en s'élevant encore plus au-dessus de toute réalité.
Cette prudence de Hegel a son fondement intellectuel dans le caractère téméraire de sa conception de base. Car chez Hegel, pour la première fois, apparaît le problème de l'aliénation comme question fondamentale de la position de l'homme dans le monde, envers le monde. Mais elle est en même temps chez lui, sous le terme de Entäusserung (extériorisation), la position de toute objectivité. C'est pourquoi l'aliénation, pensée jusqu'au bout, est identique avec le fait de poser l'objectivité. C'est pourquoi il faut que le sujet-objet identique, en supprimant l'aliénation, supprime aussi l'objectivité. Mais, comme l'objet, la chose n'existent chez Hegel que comme extériorisation de la conscience de soi, la reprise de ceux-ci dans le sujet serait la fin de la réalité objective, de toute réalité par conséquent. Or Histoire et conscience de classe suit Hegel dans la mesure où l'aliénation y est identifiée avec l'objectivation (pour reprendre la terminologie des Manuscrits économico-philosophiques de Marx). Cette grossière erreur fondamentale a certainement beaucoup contribué au succès d'Histoire et conscience de classe. Démasquer en pensée l'aliénation était dans l'air à l'époque, nous l'avons dit ; cela devint bientôt la question centrale pour la critique de la civilisation qui étudiait la situation de l'homme dans le capitalisme d'aujourd'hui. Pour la critique philosophique bourgeoise — que l'on pense seulement à Heidegger —, il était très tentant de sublimer la critique sociale en une critique purement philosophique, de faire de l'aliénation, sociale par essence, une aliénation éternelle liée à la « condition humaine (1) », pour employer un terme né ultérieurement. Il est clair que le mode d'exposition d'Histoire et conscience de classe répondait tout à fait à une telle attitude, quoique le livre eût des intentions autres, et même opposées. L'aliénation identifiée avec l'objectivation était certes conçue comme une catégorie sociale — le socialisme devait supprimer l'aliénation — mais son existence insurmontable dans les sociétés de classes et surtout sa justification philosophique la rapprochaient de la « condition humaine ».
Cela résulte directement de la fausse identification, soulignée à maintes reprises, entre les concepts fondamentaux opposés. Car l'objectivation est effectivement, dans la vie sociale des hommes, une forme d'extériorisation qui ne peut être dépassée. Si l'on se rend compte que, dans la praxis, surtout dans le travail même, il y a sans cesse objectivation, que toute forme d'expression humaine, par exemple le langage, objective les pensées et les sentiments humains, etc., il devient évident que nous avons affaire ici à une forme humaine générale du commerce des hommes entre eux. En tant que telle, l'objectivation n'est évidemment ni bonne ni mauvaise : ce qui est juste est tout autant objectivation que ce qui est faux, la libération tout autant que l'asservissement. Le rapport objectivement social d'aliénation et toutes les marques subjectives de l'aliénation intérieure qui en sont la conséquence nécessaire ne surgissent que lorsque les formes objectivées assument dans la société des fonctions qui mettent l'essence de l'homme en opposition avec son être, qui oppriment, déforment, défigurent, etc., l'essence de l'homme par l'être social. Or cette dualité n'a pas été vue dans Histoire et conscience de classe. D'où ce qu'il y a de faux et de bancal dans sa conception fondamentale de la philosophie de l'histoire. (On notera en passant que le phénomène de la réification, étroitement apparenté à l'aliénation, sans lui être identique ni socialement ni conceptuellement, a été également employé comme son synonyme.)
Cette critique des concepts de base ne saurait être complète. Mais même si on se limite strictement aux questions centrales, il faut parler brièvement du refus de la connaissance-reflet. Ce refus avait deux sources. La première était une aversion profonde pour le fatalisme mécaniste qui recourait d'habitude à cette théorie dans le matérialisme mécanique et contre lequel mon utopisme messianique d'alors, la prédominance de la praxis dans ma pensée, protestaient passionnément — et là aussi ce n'était pas entièrement injustifié. Le second motif provenait encore de ce que la praxis était reconnue avoir son origine et s'ancrer dans le travail. Le travail le plus primitif, le ramassage de pierres par l'homme préhistorique, présuppose que la réalité immédiatement concernée est correctement reflétée. Car une visée téléologique ne peut s'accomplir avec succès sans une reproduction de la réalité pratiquement visée, aussi primitivement immédiate que soit cette reproduction. La praxis ne peut être accomplissement et critère de la théorie que parce qu'elle prend pour fondement ontologique, présupposition réelle de toute visée téléologique réelle, une reproduction tenue pour correcte de la réalité. Il ne vaut pas la peine d'entrer ici dans les détails de la polémique surgie à ce sujet, ni de revenir sur la justification d'un refus du caractère photographique du reflet dans les théories courantes.
Il n'y a, je crois, pas de contradiction à ne parler que des aspects négatifs d'Histoire et conscience de classe et à penser quand même que l'ouvrage a eu à son époque et à sa façon une certaine importance. Déjà le fait que les erreurs énumérées ici sont dues moins aux particularités de l'auteur qu'aux grandes tendances souvent objectivement fausses de la période, confère au livre un certain caractère représentatif. Une grande période de transition, à l'échelle de l'histoire universelle, cherchait alors son expression théorique. Quand une théorie exprimait, non certes l'essence objective de cette grande crise, mais simplement une prise de position typique face aux problèmes fondamentaux soulevés par elle, elle pouvait acquérir historiquement une certaine importance. Et je crois aujourd'hui que c'était le cas pour Histoire et conscience de classe.
* Le titre est de notre initiative.
(1) En français dans le texte (N. d. T.).
Extrait de la Postface (1967) à Histoire et conscience de classe : Essais de dialectique marxiste de György Lukács p. 398-402.
* Le titre est de notre initiative.
(1) En français dans le texte (N. d. T.).
Extrait de la Postface (1967) à Histoire et conscience de classe : Essais de dialectique marxiste de György Lukács p. 398-402.