vendredi 11 janvier 2019

La conception de la conscience de classe dans la Gauche marxiste hollandaise - Matériaux pour une émission (23)

La conception de la conscience de classe 
dans la Gauche marxiste hollandaise

Le prolétariat, pour la Gauche marxiste, ne trouve pas sa propre puissance uniquement dans son nombre (concentration) et son importance économique. Il devient une classe pour lui-même (en soi et pour soi) dès le moment où il prend conscience non seulement de sa force, mais de ses intérêts et buts propres. C’est la conscience qui donne à la classe ouvrière une existence propre. Toute conscience est d’abord conscience de soi :


Ce n’est que grâce à sa conscience de classe que le grand nombre se transforme en nombre pour la classe elle-même et que cette dernière parvient à saisir qu’elle est indispensable à la production; c’est uniquement grâce à elle que le prolétariat peut satisfaire ses intérêts, atteindre ses buts. Seule la conscience de classe permet à ce corps mort, immense et musculeux d’accéder à l’existence et d’être capable d’action (285).

De façon classique, dans le mouvement marxiste, Pannekoek et le courant de la Gauche hollandaise analysaient les différents degrés de conscience de classe, dans leur dimension historique. Au départ, il n’y a pas de conscience de classe achevée, ou de conscience «adjugée», pour reprendre la formulation de Lukacs (286) – telle qu’elle serait conditionnellement et idéalement si elle était parvenue à maturité, La forme primitive de la conscience de classe, indispensable à la lutte, se trouve dans «l’instinct des masses» ou «l’instinct de classe». Tout en montrant que cet instinct – lorsqu’il se manifeste dans l’action spontanée – est un «agir déterminé par le sentir immédiat, par opposition à l’agir fondé sur une réflexion intelligente», Pannekoek soutenait que
L’instinct des masses est le levier du développement politique et révolutionnaire de l’humanité (287).
De façon quelque peu sorélienne, cette aporie avait l’apparence d’une glorification du «sûr instinct de classe». Il n’en était rien en réalité. Pour Pannekoek cet instinct était la «conscience de classe immédiate», non encore parvenue à sa forme politique et socialiste. Dans sa polémique contre les révisionnistes kautskystes, à propos des actions spontanées des masses, il était fréquent pour la Gauche hollandaise de souligner le «sain et sûr» instinct de classe. Celui-ci était en réalité l’intérêt de classe des ouvriers, paralysé par les appareils bureaucratisés des syndicats et du parti.

Le marxisme hollandais est souvent assimilé au courant spontanéiste (288), en particulier à un prétendu «luxembourgisme» qui aurait osé substituer la «spontanéité des masses » au «culte de l’organisation», dont Lénine aurait été le grand prêtre. Rien de tel, pourtant. Rosa Luxemburg, dans son grand texte Grèves de masse, parti et syndicats, assimile instinct des masses (stade préconscient) et spontanéité. Pour elle, la grève de janvier 1905 en Russie prit «une forme non pas délibérée, mais instinctive et spontanée» (289). La spontanéité correspond d’ailleurs non à une immaturité de la lutte prolétarienne, mais à un manque d’expérience, et peut être aussi bien un accélérateur qu’un frein :


Si l’élément spontané joue un rôle aussi important dans les grèves de masses en Russie, ce n’est pas parce que le prolétariat russe est «inéduqué», mais parce que les révolutions ne s’apprennent pas à l’école… L’élément spontané joue un grand rôle dans toutes les grèves de masse en Russie, soit comme élément moteur, soit comme frein (290).

Comme le but socialiste ne peut être que le renversement du capitalisme, il est indispensable, selon Rosa Luxemburg, que de la spontanéité naisse l’organisation de classe du prolétariat :

L’évolution dialectique vivante… fait naître l’organisation comme un produit de la lutte. Nous avons déjà vu un magnifique exemple de ce phénomène en Russie où un prolétariat quasi inorganisé a commencé à créer en un an et demi de luttes révolutionnaires tumultueuses un vaste réseau d’organisations (291).

On ne trouvera chez Rosa Luxemburg comme chez les marxistes hollandais aucun culte de la «spontanéité» en soi. Pour Gorter, Pannekoek, et plus tard pour le KAPD, ce qui était décisif ne n’était pas la «spontanéité en soi, mais l’autodéveloppement de la conscience de classe (Selbstbewusstseinsprozess). En effet, la conscience de classe n’a rien de «spontané». Elle n’est pas plus une «mystique» de l’action spontanée, toujours présente dans le cerveau de chaque ouvrier, qu’un «inconscient collectif» prêt à jaillir soudainement et périodiquement comme un torrent de lave en suivant les lois de la tectonique et non plus celles toutes sociales insérées dans l’histoire de la lutte entre les classes.

Soulignant que cette conscience de classe n’était ni une psychologie sociale de groupe ni une conscience individuelle, le marxisme hollandais donnait une définition très éloignée du «spontanéisme». Pour lui, la conscience dans le prolétariat est et sera toujours une volonté collective, organisée comme un corps. Son enveloppe nécessaire, c’est l’organisation qui donne unité et cohésion à la classe exploitée :


L’organisation rassemble dans un cadre unique des individus qui auparavant se trouvaient atomisés. Avant l’organisation, la volonté de chacun s’orientait indépendamment de tous les autres, L’organisation, cela signifie l’unité de toutes les volontés individuelles agissant dans la même direction. Aussi longtemps que les différents atomes s’orientent en tous sens, ils se neutralisent les uns les autres, et l’addition de leurs actions est égale à zéro (292).

Cette conscience n’est pas un pur reflet des luttes économiques du prolétariat. Elle revêt une forme politique, dont l’expression la plus haute et la plus élaborée, est la théorie socialiste, qui permet au prolétariat de dépasser le stade «instinctif» et encore inconscient de la lutte pour atteindre le stade de l’action consciente, régie par la finalité communiste :  
C’est la mise en œuvre de la théorie, foncièrement scientifique du socialisme, qui contribuera le plus tant à donner au mouvement un cours tranquille et sûr qu’à le transformer d’instinct inconscient en acte conscient des hommes (293). 

À cette organisation et à cette théorie, qu’il nomme parfois «savoir», Pannekoek ajoutait la discipline librement consentie comme ciment de la conscience.

Comme on le voit, cette conception de la Gauche marxiste hollandaise était aux antipodes de celle de Lénine exprimée dans «Que faire ?», selon laquelle la conscience était injectée de l’extérieur par des «intellectuels bourgeois» (294). Elle divergeait tout autant du courant spontanéiste antiorganisation et antipolitique. Il ne faisait aucun doute pour la Gauche hollandaise que la conscience de classe avait deux dimensions indissociables : la profondeur théorique du «savoir» accumulé par l’expérience historique, et son étendue dans la masse. Pour cette raison, les marxistes hollandais et allemands soulignèrent l’importance décisive des grèves de masses, à la fois «spontanées» et «organisées», pour le développement massif de la conscience de classe.

Cette position était en fait dans le droit fil de la théorie de Marx sur la «conscience communiste» (295). Après 1905 et la première révolution russe, contrairement aux apparences, elle différait peu de celle de Lénine, qui à cette époque écrivait que «instinct de classe», «spontanéité» et éducation socialiste du prolétariat étaient indissociablement liés :
La classe ouvrière est instinctivement, spontanément socialiste et plus de 10 ans de travail de la social-démocratie ont fait beaucoup pour transformer cette spontanéité en conscience (296).
Dans la Gauche marxiste d’avant 1914, il y avait encore une convergence réelle dans l’appréhension de la question de la conscience de classe. 


NOTES
284 Pannekoek 1906b, p. 21. 285 Pannekoek 1909a, cité par Bricianer 1969, p. 56. 
286 Lukacs 1960, p. 73. 
287 Pannekoek, «Der Instinkt der Massen», in Bremer Bürgerzeitung, republié in Bock 1975, p. 137-140. 
288 On trouvera une définition édifiante du spontanéisme, toute pétrie de réaction bourgeoise post-Mai 1968, donnée par le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL, Nancy). On y apprend que Rosa Luxemburg est identique à Bakounine et qu’elle fut clouée au pilori par Lénine. Le spontanéisme relèverait en fait de la «loi anticasseurs» pour s’attaquer aux institutions établies : «Théorie développée par Bakounine et Rosa Luxembourg, critiquée par Lénine, selon laquelle le mouvement révolutionnaire se développe spontanément, sans avoir à passer par les organisations politiques, administratives, industrielles et syndicales. Dénoncer le spontanéisme (sic)». L’article donne comme exemple le «spontanéisme» des mao-staliniens : «Les gauchistes (...) étaient décidés à (...) célébrer dignement ceux qui, pour eux, ont inventé le spontanéisme. À l’École normale supérieure, ils cassèrent donc les meubles (L’Express, 29 mars 1971, p. 46, col. 3)» [Souligné par nous]. 
289 R. Luxemburg, op. cit. 
290 R. Luxemburg, op. cit. 
291 R. Luxemburg, op. cit.149 
292 Pannekoek, «Massenaktion und Revolution», Die Neue Zeit, vol. 30, 1911-1912, n° 2, p. 541-550; 585-593; 609-616 (Reprint : Grünenberg 1970). 293 Pannekoek 1909a, cité par Bricianer 1969, p. 98. 294 «L'histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu'à la conscience trade-unioniste, c'està-dire à la conviction qu'il faut s'unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels», in Que Faire, 1903, chap. II.
 295 Marx donne dans l’Idéologie allemande cette définition de la «conscience communiste» : «Pour produire massivement cette conscience communiste, aussi bien que pour faire triompher la cause elle-même, il faut une transformation qui touche la masse des hommes, laquelle ne peut s’opérer que dans un mouvement pratique, dans une révolution». Et Marx d’ajouter : la classe ouvrière est une classe «d’où émane la conscience de la nécessité d’une révolution en profondeur, la conscience communiste» («La Pléiade», Marx, Œuvres 3, p. 1122-23). 
296 Lénine 1961.

EXTRAIT DE

LA GAUCHE COMMUNISTE  GERMANO-HOLLANDAISE  DES ORIGINES À 1968
(3e édition entièrement révisée et augmentée)  / PHILIPPE BOURRINET
p. 147-149