vendredi 19 janvier 2018

Discours du député Otto Rühle, Le 25 Octobre 1918, au Reichstag

DISCOURS DU DÉPUTE OTTO RUHLE (1),
LE 25 OCTOBRE 1918, AU REICHSTAG


Au nom des ouvriers et soldats sociaux-démocrates, qui ne se rattachent ni au parti des socialistes gouvernementaux et dépendants ni au parti des sociaux-démocrates indépendants, et qui sont pourtant des milliers et des milliers (2), au nom de ces hommes qui revendiquent le droit de se faire entendre du haut de cette tribune, et de dire leur mot dans une situation politiquement et historiquement importante, je veux, très brièvement, préciser notre point de vue sur les problèmes qui ont été au centre des débats de ces derniers jours.

Nous repoussons toute paix d'entente que les gouvernements bourgeois-capitalistes ont l'intention de conclure et sont sur le point de conclure sur le dos des peuples exsangues. A l'époque de l'impérialisme, une paix de compromis qui puisse servir le bien du peuple et les intérêts de la classe ouvrière est chose purement et simplement impossible. Un tel accord ne sera jamais réalisé qu'aux dépens du peuple. Car, la contradiction politique, économique, historique qui oppose le capital au travail, la bourgeoisie au prolétariat, n'a pas été supprimé : elle continue d'exister, et même cette guerre n'a fait que l'élargir et l'approfondir.

S'il est vrai que l'ennemi principal, l'ennemi mortel de la classe prolétarienne est [pour chaque prolétaire] dans son propre pays (3), on comprendra que le prolétariat ne puisse être d'accord, quand ces ennemis mortels s'entendent et s'allient dans le monde entier aux dépens du prolétariat et contre ses intérêts vitaux.

Dans la paix qu'on envisage, ce dont il s'agit, c'est uniquement de sauver de la catastrophe qui les menace les méthodes d'exploitation et d'asservissement des peuples pratiquées jusqu'ici avec tout ce qu'elles impliquent sur le plan de l'Etat, du droit, de la législation, de l'économie.

Pour la classe laborieuse, il n'existe pas de paix de compromis sur la base du régime capitaliste. Elle exige une paix fondée sur la force : c'est-à-dire que son ennemie mortelle, la bourgeoisie, doit être vaincue, le gouvernement bourgeois capitaliste, renversé, le militarisme mis en pièces ; alors le prolétariat révolutionnaire imposera la paix socialiste au régime bourgeois qu'il aura vaincu et jeté bas.

En second lieu, nous repoussons cette prétendue démocratie, ce parlementarisme (4) que le régime bourgeois capitaliste offre au peuple allemand au moment précis ou on ne peut plus nier que le militarisme, qui constituait jusqu'ici le rempart le plus solide de la domination de classe réactionnaire, s'effondre irrésistiblement, et ou le Haut Commandement lui-même acquiert la conviction que la guerre est définitivement perdue. Cette prétendue démocratie par la grace de Hindenburg n'est rien d'autre qu'un decor destiné à faire illusion, à égarer l'opinion et qui dissimule une tentative désespéré : en accordant des pseudo-réformes, des réformettes sur le papier, on veut mettre à l'abri l'essentiel, le coeur même de ce systême capitaliste, on veut le sauver en empêchant qu'il ne soit traduit devant le tribunal des masses. Il est des sociaux-démocrates pour accepter de tenir le rôle du sauveur de dernière heure, ou celui de bouclier chargé de protéger cette société bourgeoise qui craque de toutes parts : les masses ressentent cette attitude comme une honteuse trahison [...] (« Très juste  !  sur les bancs des sociaux-démocrates indépendants).

[...] Et elles se voient flouées et moquées par cette pseudo-démocratie qu'on tente de leur faire prendre pour un gouvernement du peuple.

Les masses, pour se sentir libres, ont besoin de tout autre chose : la démocratie du socialisme, la République fondée sur la révolution socialiste et à cet effet, elles exigent, en premier lieu, l'abdication de l'Empereur en tant qu'instigateur de cette guerre mondiale (5).

(Bruit prolongé. Le président agite sa sonnette).

Le Président «  Monsieur Rühle, vous avez exigé l'abdication de l'Empereur en invoquant des motifs inexacts quant au fond et qui contredisent au respect que l'on doit à l'Empereur. Je vous rappelle à l'ordre. »

« Bravo ! » (6).

Rülhe : « Ce rappel à l'ordre ne lui évitera pas le jugement qui l'attend  !...  »_

(Désordre dans hémicycle. Le président agite sa sonnette.)

Le Président : « Monsieur Rülhe je vous interdis toute remarque sur mon activité de président. Pour cette remarque, je vous rappelle à l'ordre une seconde fois.  »

« Bravo !  »

Rülhe : « Enfin nous repoussons la prétendue Société des Nations au sein de laquelle les gouvernements bourgeois capitalistes, avec l'aide une  fois encore, de certains sociaux-démocrates, veulent se retrouver après Ia guerre. Cette ligue d'Etats, cette Société des Nations, quel que soit son , ne saurait être qu'une coalition de puissances hostiles aux ouvriers ennemies de la liberté, une Sainte Alliance constituée pour écraser et étouffer la révolution sociale qui grandit déjà. Nous voyons bien comment les grandes puissances capitalistes s'entendent a merveille pour accomplir cette infamie : étrangler la révolution populaire en Russie, envers laquelle nous nourrissons une sympathie sans bornes. Ce n'est pas d'une Société des Nations du type Wilson (7) ou d'un modèle analogue, seule réalisable sur la base du régime capitaliste, que la classe laborieuse attend sa libération et son salut elle aspire à la fraternisation de tous les peuples afin d'établir une association qui garantisse durablement la paix et la civilisation sous le signe du socialisme victorieux.  »

(«  Très bien !  » sur les bancs des socialistes indépendants.)

« J'appelle toute la classe ouvrière, et en particulier la classe ouvrière d'Allemagne, à conquérir ce socialisme par la révolution (8) ! L'heure de l'action a sonné !  »

(Bruit prolongé sur tous les bancs. Sonnette du Président).



Extrait tiré de  Le Spartakisme - Les dernières années de Rosa Luxemburg et de  Karl Liebknecht  1914-1919 de Gilbert Badia

Notes

 (1) Otto Rühle est le premier député qui ait joint sa voix à celle de Karl Liebknecht pour refuser de voter le budget de guerre, le 20 mars 1915. Au sein des Spartakistes, Rühle incarnera une conception anarchisante. Il Participe activement au Congrès de fondation du K.P.D., mais sera exclu de ce parti en 1920. Toutefois, dans ce discours, sa position est celle de tous les dirigeants Spartakistes.

(2) Seul député Spartakiste en mesure de prendre in parole au Reichstag (depuis que Liebknecht est en prison), Rühle exprime ici, en gros, le point de vue des ouvriers et soldats d'extrême-gauche, politiquement organisés ou non.

(3) Rühle reprend la formule célèbre de Karl Liebknecht : «  der Hauptfeind steht im eigenen Land ».

(4) Rühle se prononcera, au Congrès de fondation du K.P.D., contre la participation aux élections à l'Assemblée nationale.

(5) Le 25 octobre, la majorité du Reichstag ne veut pas encore entendre parler d'abdication.

(6) Ces «  Bravo. ! » semblent être le fait des députés qui approuvent Président.

(7) Les Spartakistes ont, dés le début, combattu le programme wilsonien. Ils se séparent, sur ce point aussi, de la majorité des sociaux-démocrates qui, eux, l'approuvent en gros

(8) — Il faut que l'autorité de l'Etat soit déjà bien ébranlée pour qu'un Député - allemandpuisse ainsi, de la tribune du Reichstag, lancer on appel à la révolution. Ainsi avons-nous une idée du climat de l'Allemagne à l'avant-veille de la révolte des marins.